Quel XIX e siècle ?

Les bornes chronologiques de notre enquête s’étendent de 1800 à 1880. Débuter en 1800 a une portée symbolique, comme pour signifier notre ancrage dans un XIXe siècle qu’on fait habituellement démarrer en 1815, voir en 1848. Ce choix n’a aucune portée en ce qui concerne l’étude des comportements populaires – nous aurions commencé en 1750 que rien n’eût été changé (sauf, peut-être, que la Révolution a pu moduler les rapports peuple/pouvoir) ; soulignons d’ailleurs que la plupart des individus rencontrés au fil des archives naquirent au XVIIIe siècle ou dans la première moitié du XIXe. En revanche, cette date butoir est plus pertinente si on se place du côté du pouvoir et de la bourgeoisie. La coupure révolutionnaire est alors essentielle. Ainsi que l’a montré Eric Hobsbawm, des mots nouveaux – ou réactualisés – témoignent de la transition entre l’Ancien Régime et l’époque contemporaine : usine et industrie, capitalisme et bourgeoisie, autant de signes du triomphe de la bourgeoisie libérale 100 . Et ce triomphe s’exprima également au travers d’un changement dans les façons d’appréhender le pouvoir. Bref, de nouvelles conceptions politiques et sociales se firent jour. Mais alors, pourquoi ne pas débuter l’enquête en 1789 ? Pour une raison simple : la difficulté de saisir les pouvoirs et de traiter des comportements en des temps troublés. Le XIXe siècle naissant est déjà pacifié en grande partie et présente une réelle cohérence au niveau du pouvoir (avec, par exemple, l’instauration des préfets). Inversement, débuter classiquement en 1815 laissait de côté des archives essentielles pour comprendre tant le fonctionnement du pouvoir (correspondances abondantes) que les codes populaires (registres détaillés du tribunal correctionnel). Mais, ainsi que nous l’écrivions, 1800 reste une date symbolique et nous n’avons pas hésité à consulter plusieurs documents des années 1790.

A l’autre bout de la période, 1880 – ou plus exactement les années 1880. Une fois encore, la tradition voudrait que nous nous arrêtions en 1914 – terme institutionnel du XIXe siècle. Deux raisons majeures à cette entorse. La première est d’ordre pratique : La matière manque : les documents de police ont rarement été conservés (aucune main-courante, peu de rapports). Et quand ils l’ont été, ils ne se caractérisent plus par l’abondance de leur récit ; au bureau du commissaire, la feuille blanche a été remplacée par le formulaire pré imprimé. La seconde raison est heureusement davantage motivée par la réalité historique puisque les années 1880 furent, selon nous, une décennie de ruptures. Un autre monde se profilait alors. Un Lyon nouveau sortit de la grande dépression, un Lyon prêt à entrer pleinement dans l’ère industrielle moderne. L’usine supplanta l’atelier, la ville grandit, les individus s’éloignèrent, les banlieues naquirent. Le pouvoir changea lui aussi avec la victoire des républicains en 1879. Leur triomphe n’a-t-il pas abouti à une redéfinition du projet normatif ? ; l’idéal républicain ne reposait-il pas sur l’intégration ? D’autres comportements, plus adaptés aux évolutions du monde urbain, commencèrent alors à poindre, abandonnant d’anciennes habitudes culturelles : n’était-ce pas ce qui avait été autrefois vécu qui se lisait désormais dans la presse à un sou ? En définitive, les rapports à la ville évoluèrent, de même que les rapports entre les personnes.

Rupture des années révolutionnaires, rupture des années 1880 : la période retenue apparaît cohérente, suffisamment longue pour permettre de décortiquer la vie de la cité, étudier les manières populaires d’être à la ville et saisir les tenants et les aboutissants de la politique des élites. Ce découpage ne correspond pas à l’historiographie traditionnelle. Le premier XIXe siècle est généralement laissé de côté – c’est encore l’Ancien Régime – comme si le siècle ne commençait réellement qu’en 1848. Mais les modernistes ne se soucient pourtant guère de ces cinquante années – même si le tome de l’histoire de la France urbaine d’Ancien Régime les prit en compte, ils ne surent qu’en faire 101 . Il était temps de réinvestir le XIXe siècle et de montrer qu’il ne se résume pas aux premières décennies de la Troisième République. Car la majeure partie de la production scientifique ayant ce siècle pour objet narre, en réalité, des événements survenus entre 1880 et 1914 ! Et par ricochet, beaucoup de choses que nous prêtons au XIXe siècle n’ont été observées que sur cette trentaine d’années… alors même que, répétons-le, ces années marquèrent une rupture par rapport à la période précédente. Il semble urgent d’aborder enfin la spécificité d’un siècle qui, ainsi que nous l’écrivions en débutant cette introduction, n’est ni une survivance d’Ancien Régime ni l’annonce du XXe siècle. Sa cohérence propre s’impose comme une évidence à qui refuse de le tronçonner.

Délimiter l’enquête fut une occasion supplémentaire d’en pointer certains enjeux particulièrement stimulants. Si les archives des grands tribunaux ont servi à écrire l’histoire de la vie urbaine – essentiellement parisienne – à la Belle Epoque, nous proposons d’utiliser l’ensemble des archives judiciaires et policières – dont beaucoup sont méconnues – pour peindre une grande cité de province depuis la fin de la Révolution jusqu’aux années 1880. L’enjeu est de brosser un tableau suffisamment large, englobant la ville et l’ensemble des interactions sociales – car une histoire des cages d’escalier ou des insultes ne nous intéresse pas si elle n’est pas reliée aux autres espaces urbains ou au vivre ensemble. A partir de ce postulat initial, nous allons essayer d’apporter notre pierre à l’histoire sociale de la ville et de ses habitants.

Pour ce faire, l’enquête se déroulera en quatre étapes principales. Les représentations que le peuple et les bourgeoisies avaient d’eux-mêmes et d’autrui, les différents usages des sens des uns et des autres amèneront à réfléchir sur les modes de pensée qui les modelaient (première partie). Ce décor planté, le pouvoir prendra place sur la scène urbaine et sera exposée sa volonté de contrôler la ville ; définir ainsi le contenu théorique de son projet normatif posera la question de sa mise en pratique – par qui et comment ? – et des éventuels accrocs y afférant (deuxième partie). Les classes populaires, objet du quadrillage urbain décidé par le pouvoir, se passaient volontiers des directives d’icelui et géraient leur vie sociale selon leurs propres normes ; les réseaux de relations qu’elles tissaient entre elles forment une base idéale à partir de laquelle il sera possible d’étudier des expressions de la solidarité, de la solitude, du plaisir, de l’opposition et de la surveillance – de tout ce qui fondaient les rapports interindividuels (troisième partie). Pour accéder à une meilleure connaissance du pouvoir et de l’autorégulation populaire, l’enquête les a séparés avant de mieux les confronter. L’étude de la marginalité féminine et masculine fournira une clef permettant d’appréhender les manières de gérer le social tant du point de vue des bourgeoisies que de celui du peuple ; la mise en relief de leurs différences et similitudes aidera à expliquer les multiples rapports quotidiens – du rejet à l’appartenance – qui se nouaient entre le pouvoir et les Lyonnais (quatrième partie).

Notes
100.

Eric J. HOBSBAWM, L’ère…, op. cit. p. 10.

101.

Roger CHARTIER [dir.], La ville classique : de la Renaissance aux révolutions, Paris, Seuil, 1981, 651 p.