1 - La ville traversée : « triste, sale et monotone 103  »

Durant le premier tiers du XIXe siècle, les relations de voyages cessèrent d’être l’apanage des étrangers ; à leur tour, les Français commencèrent à rapporter leurs pérégrinations tandis que les guides se faisaient de plus en plus détaillés. Les écrits de voyageurs à nous être parvenus sont très nombreux ; la ville semble avoir suscité l’écriture des plus obscurs littérateurs comme des plus grands écrivains, et tous portaient un jugement unanime à son encontre. Furent-ils fascinés par la grâce de ses monuments, la propreté de ses rues ou bien encore par une certaine douceur de vivre, à l’image de l’impression que purent laisser dans l’esprit d’un artiste quelques-unes des plus belles cités européennes ? Point du tout. Ecrire sur Lyon était une sorte de défoulement pour le voyageur qui, ainsi, se vengeait du terrible séjour qu’il venait de passer dans une ville sale et incommode. La plupart des auteurs approchaient Lyon par voie fluviale et leur douleur paraissait immense lorsqu’ils passaient de la douceur du Val de Saône ou, encore sous le charme de la Provence, de la majesté impressionnante du Rhône au brouillard de la capitale des Gaules : ‘«’ ‘ A Lyon, un brouillard épais règne deux fois la semaine pendant six mois : alors tout paraît noir ; on n’y voit pas à dix pas de soi au fonds de ces rues étroites fermées par des maisons de sept étages […] c’est au point que j’accueille l’odeur du charbon de terre comme un parfum agréable ’» peut-on lire au sujet de ce que Stendhal nommait ‘«’ ‘ brume fétide’ 104  ». Ce court extrait condense la majeure partie des reproches qui purent être adressés à Lyon : climat (brouillard, froid glacial ou chaleur excessive), odeurs pestilentielles, urbanisme moyenâgeux. Les voyageurs, déjà rebutés par cette première rencontre, s’engageaient tout de même dans les rues de la ville et s’emportaient à coup sûr contre la voirie. Rien ne les marquait tant que le caractéristique pavage lyonnais dont les petites pierres pointues le rendaient pour le moins inapproprié à la marche. Il empêchait les bonnes gens de pouvoir contrôler leur corps et conserver la rigidité qu’enseignait la bienséance. ‘«’ ‘ […] j’ai l’air d’un gâteux’ ‘ 105 ’ ‘ ’» fulminait un Stendhal qui détestait autant la ville que ses habitants. Les rues larges manquaient et, si ‘«’ ‘ […] les quais […] se prolonge[ai]ent avec élégance, et laiss[ai]ent jouir du coup d’œil le plus ravissant’ 106  », ‘«’ ‘ L’intérieur de la ville, dans les anciens quartiers, [était] loin de répondre à l’impression que produi[sai]t la beauté des quais’ 107  ». Que reprochait-on encore à la ville ? L’étroitesse de rues tortueuses était à la base de toutes les plaintes. En effet, elle empêchait une circulation fluide et rendait dangereuse la vie du piéton ; conjuguée à la hauteur des maisons, elle les privait de soleil, les rendant toujours humides et favorisant davantage la culture des miasmes que celle de la jonquille. L’espace faisait défaut à Lyon et les places publiques n’en avaient la plupart du temps que le nom, malgré des efforts consentis sous l’Ancien régime 108 . La place Bellecour mise à part, les vastes lieux publics étaient rares. La place des Terreaux était de dimension réduite et l’actuelle place Carnot trop excentrée. Certes, les quais pouvaient, faute de mieux, faire office de lieu de déambulation 109 . Seul le parc de la Tête d’Or, sous le Second Empire, apporta à Lyon un peu de cette culture de la promenade que les élites parisiennes pratiquaient depuis longtemps 110 . Bref, la ville n’était pas faite pour le voyageur ainsi qu’un aussi malheureux promeneur que rimailleur en attesta :

‘« Tenant au poing ma redingotte [sic],
Le nez plié dans mon mouchoir,
Cherchant le pavé dans la crotte,
Et regardant sans y rien voir ;
Levant le pied avec prudence,
M’éclaboussant à chaque pas,
Souvent dans mon impatience
Je pestai, mais c’était tout bas.
Pour comble de mésaventure,
Sur son siège un cocher mutin,
Pressant sa maudite voiture,
Me criait ce joli refrein [sic] :
Gare, gare, faites donc place.
Ah ! c’eût été de bien bon cœur ;
Mais qu’on juge de ma disgrâce,

La voiture dans sa largeur
Tenait juste la rue entière.
Heureusement que les chevaux
(L’on se connaît en animaux)
Avaient un très bon caractère ;
Aussi, quoique toujours glissant,
Le cocher toujours glapissant,
J’attrapai le quai Saint-Vincent 111  ».’

Charles Dickens, l’un des critiques les plus sévères de la ville, qu’il jugeait la pire de toutes, plaça le problème de son dégoût au niveau du sensible. Il faut le lire pour comprendre combien ses sens furent agressés durant son périple : ‘«’ ‘ L’effet fut si désagréable sur mes yeux, mes oreilles et mon odorat que je ferais un détour de plusieurs lieues, plutôt que de rencontrer encore Lyon sur ma route’ 112  ».

Certains ne manqueront certainement pas de rétorquer que les contempteurs de la cité lyonnaise furent des voyageurs de la première moitié du siècle et, qu’en conséquence, ils ne virent pas les progrès de l’urbanisme réalisés sous le Second Empire. Nous croyons avoir, en introduction, déjà suffisamment insisté sur le peu de changements qu’apportèrent à la ville les réalisations du préfet Vaïsse. De plus, il est intéressant de remarquer que la vision des élites lyonnaises différait peu de celle des voyageurs et que leur sévérité ne cessa pas à la fin des années 1850. Effectivement, malgré les aménagements entrepris, à chaque décennie, les mêmes plaintes se répétaient. ‘«’ ‘ […] Lyon amoncelé, accroupi, maisons sur maisons, jetées pêle-mêle, hautes et basses, noires et grises, blanches et bariolées, tatouées d’enseignes, longues, carrées, octogones, triangulaires ; tout cela groupé sans ordre entre le Rhône et la Saône, appelé ville, appelé Lyon’ 113  ». La vision des Lyonnais était plus qu’une impression esthétique et pratique de touristes gênés temporairement dans leur périple, elle était fruit d’une expérience de la ville au quotidien. Les élites ne pouvaient concevoir que leur ville fût aussi laide et embarrassée, que son prestige n’existât pour ainsi dire pas. Au-delà d’une question de prestige et d’amour-propre, le pouvoir reconnaissait la piètre qualité de vie qu’il offrait à ses administrés.

Notes
103.

Alexandre DUMAS, Impressions de voyage. Le midi de la France, Paris, Calmann-Lévy, sd, [1851] t. 1, p. 135.

104.

STENDHAL, Voyages en France, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1992 (première édition 1838), p. 80.

105.

Id., p. 79.

106.

J.C.B., Voyage de Lyon à Châlons par la Saône ou les trois journées, Lyon, Kindelem, 1814, t. 1, p. 11.

107.

Théodore OGIER, La France par cantons et par communes. Département du Rhône. Arrondissement de Lyon. Lyon moderne, Lyon, chez l’auteur, 1852, p. 362.

108.

De cinq places publiques en 1550, on passa à 44 en 1659. Cf. Sandrine GAVAUDAN, Les places publiques à Lyon sous l’Ancien régime, Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998, f° 5.

109.

« […] c’est une des promenades [celle des quais du Rhône] les plus fréquentées le soir en été, et le matin en hiver, particulièrement les dimanches. Tout ce quartier jusqu’au pont Morand est le plus beau, le plus riche en maisons les mieux habitées et les plus recherchées à cause de la proximité des promenades de l’Hôtel de Ville et du spectacle [le Grand Théâtre] ». J.B. MAZADE D’AVEZE, Lettres à ma fille sur mes promenades à Lyon, Lyon/Paris, Yvernault et Cabin/Brunot-Labbe, 1810, t. 3, pp. 122-123.

110.

Voir chapitre V.

111.

J.C.B., Voyage…, op. cit., pp. 38-39.

112.

Charles DICKENS, « Lettres d’un voyageur écrites sur la route », Revue britannique (première édition originale dans The Daily News), n° 2, février 1846, p. 464.

113.

L.A. BERTHAUD, « Lyon vu de Fourvières », in Lyon vue de Fourvières. Esquisses physiques, morales et historiques, Lyon, Boitel, 1833, p. 30.