2 - La ville vécue

Une ville sale et dangereuse

‘« Que l’on parcourt un instant nos quais, nos rues et nos places et l’on se sera bientôt convaincu de l’état constant de malpropreté qui y règne, des embarras de toute nature qui obstruent la voie publique et qui occasionnent tous les jours de nouveaux accidents 114  ».’

Cette ville vécue par les élites se caractérisait par deux défauts principaux. D’une part elle était sale et possédait une voirie approximative 115 , d’autre part elle abritait trop de mouvements et, par conséquent, était souvent encombrée. La Presqu’île regorgeait de coins sombres et délétères, touchant à tel point la sensibilité de certains que les mots manquaient pour les décrire : ‘«’ ‘ La Pêcherie particulièrement est au-dessous de tout ce qu’on pourrait en dire’ 116  ». L’atelier et la boutique, qui prospéraient dans le centre de Lyon, n’eurent de cesse d’être dénoncés comme facteurs d’encombrement et de saleté. Alors que le pouvoir inscrivait sa symbolique monumentale dans cet espace central, il paraissait inconcevable qu’il n’y eut pas, non seulement une mise en valeur, mais tout simplement un respect des règles de salubrité et d’hygiène. Au sujet des Terreaux, on apprend que ‘«’ ‘ Le quartier [était] mal bâti, les rues en [étaient] étroites et sales, les maisons élevées ; et la multitude d’allées qui [étaient] autant d’égouts, les boucheries, les teintures, les hôpitaux, y [faisaient] respirer l’air le plus infect, le plus méphitique et le plus dangereux’ 117  ». En 1815, on s’emporta contre le fait que cette place qui accueillait deux édifices majeurs de la cité servît aux marchés et fût encombrée des voitures des producteurs 118 . Les critiques adressées au pavé lyonnais n’étaient pas une lubie de touristes craignant de se crotter les souliers ; il s’agissait d’un vrai problème de voirie. La petitesse des cailloux servant au pavage avait pour conséquence qu’ils étaient, plus que d’autres, entourés de terre. De ce fait, inévitablement, à la moindre pluie, les rues se transformaient en bourbiers. Leur taille 119 ne leur permettait de supporter les passages incessants des voitures, ce qui entraînait la formation de nids de poules. Ce n’était pas tout, puisqu’il fallait encore compter avec la faible pente des voies et donc avec la stagnation des eaux 120 . Enfin, l’éclairage faisait défaut et, lorsqu’il existait, restait insuffisant – entraînant de multiples et répétés incidents de la circulation ; les fosses d’aisance, ou ce qui en tenait lieu, étaient des foyers d’infection et leur nécessaire curage provoquait des hauts le cœur à tout un quartier ; l’eau des fontaines était puisée dans de profondes sources où se rencontraient les matières échappées de ces mêmes fosses. Quant aux cours des maisons, leur insalubrité était souvent dénoncée : elles n’étaient pas nettoyées, les débris de cuisine s’y amoncelaient et les eaux usées y stagnaient.

La ville était laide et peu fonctionnelle du fait de sa structure et de sa physionomie. On comprend que les élites ne pouvaient accepter leur ville mais qu’il leur était impossible de la transformer sans la raser totalement… ou sans la vider de son bas peuple. En effet, son aspect repoussant avait non seulement été façonné par les hommes mais il était sans cesse entretenu par eux. ‘«’ ‘ Les reproches si souvent adressés à l’administration ne sont pas toujours mérités. Les habitants doivent en avoir leur part. S’ils avaient un peu plus le goût de la propreté, leur ville ne serait pas proclamée par tous les voyageurs sans exception, la ville la plus sale de l’Europe’ 121  ». C’étaient eux qui ne balayaient pas leur pas de porte, eux qui jetaient leurs ordures par les croisées, urinaient là où le besoin s’en faisait sentir, laissaient animaux et charrettes en plan au beau milieu d’une rue, etc. Les mouvements de la ville étaient désordonnés : il y avait trop de tout partout. Les marchés étaient en grand nombre et colonisaient chaque jour la moindre placette ; les voituriers parcouraient la ville en tout sens donnant l’impression de ne jamais s’arrêter ; les cochers se considéraient comme les maîtres du pavé ; toutes les boutiques vomissaient leurs marchandises sur la voie publique ; les vendeurs ambulants et autres métiers des rues pullulaient à chaque carrefour ; les crieurs de journaux gueulaient leurs nouvelles sensationnelles ; les animaux se reproduisaient dans les arrière-cours ; les chiens errants divaguaient dans la ville. Lyon était perçue comme un corps décomposé agité de soubresauts incontrôlés. C’était en quelque sorte « l’anarchie » urbaine qui était dénoncée ; beaucoup trop de personnes prenaient la liberté de faire ce que bon leur semblait au mépris des lois et s’engouffraient dans les espaces laissés vides par les lacunes législatives. Au résultat, les voyageurs avaient raison, la ville était dangereuse. Il suffit de compulser les milliers de rapports de police conservés aux archives pour s’en persuader. Citons, au hasard, l’incident suivant : une longue voiture tirée par deux chevaux et roulant à très vive allure percuta une jardinière si violemment qu’elle alla s’abîmer dans la devanture d’un magasin 122 … Cet accident, survenu dans la rue Saint Côme au milieu du XIXe siècle, était alors extrêmement courant.

Les problèmes d’hygiène et de salubrité occupaient chaque parcelle de la cité et préoccupaient les autorités. Celles-ci, se basant sur les rapports de différents services d’ordre, constataient quotidiennement les carences urbaines. Par exemple, du 3 au 4 avril 1877, les gardiens de la paix dressèrent vingt contraventions et recensèrent sept événements : chiens errants, fosses d’aisance qui débordaient, ambulants non autorisés, portes d’allées ouvertes, manque d’éclairage, voitures et animaux abandonnés, pots de fleurs tombant d’une fenêtre, objets trouvés dans la rue 123 … A leur propre expérience personnelle, les élites du pouvoir voyaient s’amonceler des montagnes de notes policières les laissant baigner dans une sorte de catastrophisme ambiant. Au moins prirent-elles conscience que Lyon était en retard sur les autres centres urbains. Paul Andrieu, ingénieur civil et membre de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, faisait remarquer au maire de Lyon que Paris avait engagé des travaux de reconstruction dans certains quartiers, que Marseille avait débloqué des crédits pour la distribution de l’eau, que même Grenoble et Vienne, petites villes voisines, avaient entrepris de sérieux travaux de salubrité ; Lyon pouvait bien faire un effort. Il notait justement que le problème lyonnais tenait tout entier dans son centre enchevêtré et que pour le régénérer il aurait fallu pouvoir le réorganiser autour d’un grand édifice appelant l’espace et la beauté autour de lui 124 .

Notes
114.

AML, 500318, Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil municipal de Lyon, t. VI, « Séance du 27/11/1826 », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1935, p. 606.

115.

Cf. annexe n°2.

116.

J.B. MAZADE D’AVEZE, Lettres…, op. cit., t. 2, p. 127.

117.

Id., p. 177.

118.

AML, I1 242, Ordonnance de police municipale, 06/12/1815. Ces édifices étaient l’hôtel de ville et la palais Saint Pierre.

119.

Les ruelles du premier XIXe siècle n’avaient guère changé depuis la fin du XVIIe,époque à laquelle la rue la plus large était la rue de la Barre avec huit mètres alors que la moyenne se situait entre trois et cinq mètres cinquante. Cf. Gilles COMBECAVE, Les rues de Lyon et leurs aménagements aux XVII e et XVIII e siècle, Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Françoise Bayard, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1995, f° 49.

120.

ADR, 4 M 2, Mémoire présenté par les commissaires de police de la ville de Lyon au préfet du Rhône, 03/03/1828.

121.

Le Précurseur du 05/05/1829. Cité dans Philippe PAILLARD, « L’organisation de la police lyonnaise : divergences entre le préfet du Rhône et le maire de Lyon », Annales de l’université Jean Moulin de droit et gestion, t. 2, 1979, p. 26.

122.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 11/11/1847.

123.

ADR, 4 M 196, Gardiens de la paix, Situation générale, 03-04/04/1877.

124.

AML, I5 1&2, Paul ANDRIEU, Lettre adressée à Monsieur le Maire et Messieurs les membres du Conseil municipal, Lyon, Perrin, sd [1842], p. 6.