L’innommable au quotidien

Mais en attendant d’éventuelles restructurations, le malaise bourgeois définissait trois axes de l’insupportable : des activités répugnantes qui défiguraient la ville, l’omniprésence de l’inutile dans un siècle reposant sur le primat du rendement, la conscience d’un moi sensible bourgeois jurant dans un environnement hideux.

Reprenons quelques-uns des encombrements évoqués plus haut. Les crocheteurs, comme les décrotteurs, possédaient une place assignée par l’administration. Mais on déplorait leur surnombre – 260 crocheteurs en 1824, 671 en 1833 – et leur inorganisation, certains se trouvant sans ouvrage tandis que d’autres, croulant sous le travail, employaient des manœuvres étrangers 125 . Le surnombre concernait également les marchands de rue qui avaient un étalage sur les quais ou les places de la ville. En 1831, Lyon en totalisait 558 dont l’immense majorité se situait sur la seule Presqu’île 126 . Les bouchers et autres tripiers étaient, quant à eux, devenus des éléments intolérables du fait de leurs façons d’exposer leur travail aux regards de tous. On connaît les images qui étaient associées aux garçons bouchers : à force de patauger dans le sang et de découper les chairs, ils devinrent les archétypes du citadin violent. Le sang des bêtes égorgées et dépecées ruisselait dans les rues, les cadavres en décomposition étaient jetés dans le Rhône ou la Saône, traversaient la ville charriés par les eaux ou finissaient échoués sur quelques plages, empuantissant l’air et l’eau 127 . Les animaux étaient dénoncés comme de véritables fléaux même vivants 128 . Ils vivaient dans la cité et, jusqu’à tard dans le siècle, bœufs, vaches et moutons étaient conduits dans la ville pour se rendre des marchés aux abattoirs en empruntant des rues passantes. Pis encore, leur nombre ne fit que s’accroître et plusieurs dizaines voire centaines de milliers de têtes entraient dans Lyon chaque année. Ce passage des bêtes était un spectacle choquant, dangereux et amoral. Les toucheurs n’étaient pas assez nombreux, certains animaux effrayaient les citadins, obstruaient les rues, les souillaient et provoquaient des accidents 129 . On dénonçait, cela est connu, les brutalités commises par les ruraux et la verdeur de leur langage qui s’offraient aux yeux et aux oreilles de tous. Bref, leur présence était jugée incongrue et archaïque.

La lutte contre les chiens errants apparaissait également archaïque tant la terreur qu’inspiraient ces animaux potentiellement porteurs de la rage ne correspondait pas à l’idée de la ville moderne. En 1835, aux Brotteaux, un molosse attaqua cinq chiens avant de s’en prendre à un enfant ; traversant le pont Lafayette, il se retrouva sur la Presqu’île et, malgré le coup de baïonnette que lui porta une sentinelle, mordit trois autres bêtes aux Cordeliers 130 . Comment la cité put-elle se retrouver aussi démunie face à un chien ? Les animaux errants étaient les symboles d’une ville qui tombait en ruines et où ce qui ne devait pas être était partout présent. Le chien était, comme le vagabond ou le vendeur à la sauvette, un électron libre intolérable. Car les hommes s’inscrivaient dans le paysage urbain mais quand, enfin, celui-ci pouvait être attirant, ils en faisaient un lieu à fuir, par leur simple présence : ‘«’ ‘ Ce genre de pauvres dont j’ai pitié [les mendiants] me gâtent absolument la tombée de la nuit, le moment le plus poétique de la journée ; c’est l’heure à laquelle leur nombre redouble dans les rues’ 131  ». Un tas d’immondice souillait autant la rue qu’une fille publique : ‘«’ ‘ […] deux fenêtres d’une immense longueur sont décorées du matin au soir de six huit et souvent 12 femmes couvertes (de haillons pourris et déchirés) partout ailleurs que sur la gorge qui est toujours exposée aux yeux des passants […]’ ‘ 132 ’ ‘ »’. Les scories de la cité dérangeaient l’harmonie urbaine en provoquant du désordre. Selon les élites, seul un petit nombre d’activités devaient avoir droit au mouvement (et si possible un mouvement invisible, comme celui des capitaux) ; pour le reste, c’était d’une ville anhistorique, sans événements, dont elles rêvaient. En définitive, ce qui était en mouvement ne devait pas l’être (comme les chiens errants) et inversement (aux véhicules qui encombraient la voie publique à cause de leurs stationnements sauvages, le pouvoir rappelait que la rue était à leur disposition ‘«’ ‘ pour la circulation seulement’ ‘ 133 ’ ‘ ’»). Le constat des autorités était teinté de pessimisme dans le sens où les chiens ne disparaissaient jamais et que de nouveaux mendiants arrivaient éternellement. Nous nous souvenons de ce commissaire, fatigué de toujours faire la chasse aux mêmes marchands ambulants : ‘«’ ‘ J’étais parvenu à faire disparaître tous les étalagistes en plein vent ; depuis deux jours il en est reparu deux ou trois […]’ ‘ 134 ’ ‘ »’. Les élites avaient réellement l’impression que la ville leur échappait.

Le regard des élites sur leur environnement déteignait sur leur vision des hommes. Le peuple lyonnais semblait ne pas se soucier de vivre dans la crasse d’une cité littéralement invivable ? Fallait-il qu’il fût primitif, fallait-il qu’il ne fût composé que de « larves », ‘«’ ‘ vivant ou plutôt ne mourant pas’ 135  », pour ne pas être écœuré par sa propre existence ! Il faut alors comprendre, avec Alain Corbin, que les embarras de la ville étaient aussi perçus comme des ‘«’ ‘ […] signes manifestes du désordre populaire’ 136  » car, on l’aura compris, ces hommes, rendus responsables de l’état de la ville, étaient issus des basses classes. Du désordre entretenu par le populaire, les élites imaginaient qu’il en découlait fatalement des dangers autrement plus menaçants : de l’ordure à la barricade, il n’y avait que quelques pas.

Notes
125.

ADR, 4 M 2, Projets de réformes de la police, des gardes pompiers, des crocheteurs, des filles publiques de la ville de Lyon présentés par le commissaire central au préfet du Rhône, 1833.

126.

AML, 318 WP 01, Etat des étalages de marchands, 20/03/1831.

127.

Voir par exemple le dossier conservé aux Archives Départementales sur le sujet, ADR, 5 M 6, et aux Archives Municipales, AML, I5 1 & 2.

128.

Sur la question des animaux dans la ville, on se reportera à AML, I1 242. Voir également Olivier ZELLER, « L’animal dans la ville d’Ancien Régime : quelques réflexions », in Eric BARATAY, Jean-Luc MAYAUD, « L’animal domestique, XVIe-XXe siècles », Cahiers d’Histoire, n° 3-4, 1997, pp. 543-554. Olivier FAURE, « Le bétail dans la ville au XIXe siècle : exclusion ou enfermement ? », Id., pp. 555-573. Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914, Thèse d’Histoire dirigée par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1985, 462 f°.

129.

On rapporte qu’en 1869, un taureau affolé venant du marché de Vaise, passa par Saint Just avant de redescendre sur Saint Jean où il croisa des ouvriers sortant d’une manufacture. Se jetant sur les personnes qu’il croisait, il fit huit à dix blessés graves. ADR, 4 M 494, Rapport du chef de poste du clos Saint Georges, 24-25/05/1869.

130.

AML, I1 260, Ordonnance de police municipale, 15/06/1835. La dangerosité de l’animal était davantage mise en avant que la nuisance sonore due à ses aboiements.

131.

STENDHAL, Voyages…, op. cit., p. 120.

132.

ADR, 4 M 508, Lettre d’un général en retraite au préfet du Rhône, 24/04/1818.

133.

AML, I1 269, Ordonnance de police municipale du 04/05/1825 (reprise le 15/02/1838 et le 15/02/1854). Le primat de la circulation était si important que le pauvre qui se faisait écraser était en tort, à l’image de cette mendiante renversée par un attelage et qui « […] malgré les injonctions que [le commissaire] lui avai[t] faites de ne pas rester sur le pont a persisté à vouloir se placer dans l’encoignure d’une des bornes placées le long du parapet ». ADR, 4 M 491, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au préfet du Rhône, 15/07/1822.

134.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 12/04/1848. « Ils reviennent toujours » écrivait le commissaire central au sujet des mendiants, vagabonds et filles publiques. AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministre de l’Intérieur, 08/04/1820.

135.

Charles DICKENS, « Lettres… », art. cit, p. 464.

136.

Alain CORBIN, « Bruits, excès, sensations, discipline : tolérable et intolérable » [entretien avec Michel Porret], Equinoxe, n° 11, printemps 1994, p. 19. Cf. également Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, Le petit…, op. cit.