Un désordre politique et moral

Lyon conserva depuis la Révolution jusqu’aux premières années de la Restauration une réputation exécrable ; derrière chaque complot, derrière chaque conspiration les autorités nationales voyaient des Lyonnais 137 . Il faut dire que la ville, son histoire et ses espaces, n’apportaient pas la sérénité aux dirigeants. Ils n’avaient pas oublié le précédent révolutionnaire avec cette guerre civile qui dévasta la cité. Ils avaient appris à redouter les faubourgs : La Croix Rousse et ses passages secrets ; Vaise et son port, sa route de Paris, ses débits de boissons et sa population plus que suspecte ; et surtout La Guillotière, liée au jacobinisme et marquée physiquement par la fusillade des Brotteaux. Le centre restait épargné et la masse des critiques se concentrait donc sur les marges de la ville. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans des détails connus déjà depuis longtemps 138 . Rappelons que les faubourgs étaient des lieux de vie populaire, de forte concentration ouvrière, éloignés des symboles du pouvoir, lieux d’entrée en ville des étrangers et refuges des marginaux. Evidemment, on ne peut que penser à La Croix Rousse, ses révoltes de canuts et ses soulèvements lors de la Deuxième République et à l’aube de la Troisième. Mais les pentes comme le plateau avaient plutôt bonne réputation au simple niveau de l’urbanisme, puisque les logements des canuts étaient hauts du fait des métiers qui s’y trouvaient. Il fallait vraiment s’aventurer sur les quais, du côté de Saint Clair ou de Serin, pour voir des rues étroites et des maisons hideuses. Davantage que La Croix Rousse, Vaise représentait la grisaille du faubourg avec ses auberges mal famées et ses pauvres ouvriers. Et que dire alors de La Guillotière, condensé de la noirceur faubourienne, peuplée par des bataillons de familles ouvrières vivant dans de mauvais garnis et s’amusant dans des établissements de dernière classe ?

Comme un fait exprès, les bouges infects ne semblaient se trouver que dans les périphéries. C’était à Vaise, rue du Chapeau Rouge, que l’on pouvait fréquenter la maison Perrot tenue par des repris de justice et dont la clientèle ne valait guère mieux. Voleurs, vagabonds, prostituées, bandits et bagarreurs s’y retrouvaient tous les jours. Tancés par l’autorité, les tenanciers répliquèrent ‘«’ ‘ […] qu’ils étaient libres de faire tel commerce qui leur plaisait […]’ 139  ». Toute l’anarchie que le pouvoir imaginait prospérer dans les faubourgs tenait dans cette phrase. Pour la police, le garni entretenait, comme le débit, le scandale en toute circonstance, d’abord parce qu’il se définissait comme un lieu de mouvement difficilement contrôlable – il était cet ‘«’ ‘ […] établissement [qui] s’emplit et se vide sans cesse’ ‘ 140 ’ ‘ ’» –, ensuite parce que lors des périodes de troubles, il était un foyer d’agitation et le lieu d’accueil des étrangers et, enfin, parce qu’en des temps plus calmes, il protégeait la délinquance comme la prostitution et était le théâtre de rixes permanentes. Sur ce dernier point, on s’en prenait à une clientèle qui ‘«’ ‘ [...] se compose de colporteurs et de gens sur lesquels les yeux de la police ne sauraient être trop constamment ouverts : en effet, c’est souvent chez eux qu’ont été arrêtés des filoux [sic] et des chevaliers d’industrie, de la classe du peuple surtout [on aura noté le raccourcis des marges au peuple’] 141  ». La traque du criminel était omniprésente dans tous les discours du XIXe, ce qui correspondait à l’idée selon laquelle tout nouvel arrivant était un mouton noir forcément hébergé dans les garnis. A Vaise, il était de notoriété publique que le logeur Mayoux ‘«’ ‘ [recevait] et loge[ait] des fripons et des gens sans aveu, que dernièrement il a[vait] été trouvé chez lui des effets volés à la femme Froquet, que la fille de cette dernière ayant été enlevée fut également déposée chez lui et ce à des heures indues, et [qu’] elle y passa la nuit avec son ravisseur, ce qui [était] scandaleux’ 142  ».

Evidemment, désordre moral et désordre politique allaient de pair. Un exemple parmi cent : la collusion entre le bordel et les agitateurs politiques : ‘«’ ‘ En général les meneurs politiques, ou chef ou secondaire, sont gens de moralité fort contestable qui fréquentent les maisons et les femmes publiques, et qui dans l’ivresse des plaisirs et du vin laissent ordinairement échapper des paroles qui trahissent leurs projets’ 143  ». Les représentations étaient claires : à la crasse des marges correspondait le vice de ses habitants. Dans les représentations des élites, la collusion marges/lie de la société/révolutionnaires était patente. L’exemple du débit de boissons est à ce titre frappant. En 1855, le commissaire du quartier Saint Just fit un rapport au préfet sur les ‘«’ ‘ effets de l’ivrognerie’ 144  ». Modèle du genre, il contient tout ce que les élites pouvaient craindre de l’alcoolisme : ‘«’ ‘ […] cause permanente de désordres […], abrutissement de l’intelligence, atteinte aux facultés physiques, dépravation dans les mœurs, misère au sein du foyer domestique et désolation des familles »’. La raison n’était plus qu’un vague souvenir, les payes étaient dilapidées et l’absence de tout sentiment de honte que procurait la griserie entraînait une permissivité jugée dangereuse pour l’ordre et la sécurité. On en oublierait presque de préciser que ‘«’ ‘ Les buveurs par inclination se rencontr[ai]ent le plus ordinairement dans la classe ouvrière ’».

Soyons clair sur un point : nous nous situons du seul côté des élites puisque nous manquons d’information sur les représentations populaires de la ville. Les quelques archives mentionnant le sujet semblent toutefois dessiner les contours d’une sensibilité populaire importante au niveau des questions d’hygiène et de salubrité. Il ne faudrait pas, sous prétexte de l’existence d’un fossé des sensibilités, tomber dans la caricature d’un peuple inconscient de la saleté de la ville. Très tôt, nous le voyons s’insurger contre ceux qui, par exemple, charriaient de la terre et laissaient une partie de leur cargaison sur une rue devenue impraticable dès la première pluie tombée. Le fossé des sensibilités est à chercher à un niveau plus complexe que celui des odeurs de crottin. Pour les élites, il se traduisait plus volontiers par l’incompréhension vis-à-vis d’un peuple qui incarnait l’embarras et la saleté tout en se plaignant de la ville insalubre et incommode.

C’est pourquoi, l’exemple de l’exécution capitale va nous permettre de mieux analyser cette incompréhension en étudiant ce qu’elle représentait pour les classes populaires d’une part et pour les bourgeoisies d’autre part. Cet exemple extrême permet mieux que tout autre de saisir les écarts entre le haut et le bas de l’échelle sociale, soit comment en fonction de sa position sociale on réagissait de manière différente à un même événement. Symboliquement, débuter notre réflexion par un travail amorcé en maîtrise – bien qu’augmenté, retouché et surtout replacé dans un contexte plus large – est une façon de montrer au fil du développement le chemin parcouru depuis quelques années.

Notes
137.

Richard COBB, La protestation populaire en France, 1789-1820, Paris, Pocket, 1989 (première édition 1975), p. 55. Une suspicion légitime ? : « Il ne se passa pratiquement pas de jour sans meurtres isolés à Lyon même et dans les communes de la périphérie, de pluviôse An III jusqu’à la fin de l’été de l’An IV ». Id., p. 130.

138.

John MERRIMAN, Aux marges…, op. cit.

139.

ADR, 4 M 190, Lettre du commissaire de police de Vaise au maire du faubourg, 27/05/1826.

140.

AML, 700 061, Droit proportionnel de patente des maîtres d’hôtels-garnis de Lyon, Mémoire présenté au Président du conseil de préfecture du département du Rhône, 1879, p. 10.

141.

ADR, 4 M 455, Lettre du lieutenant de police du Rhône au préfet du Rhône, 24/07/1821.

142.

Id., Arrêté du maire de Vaise, 24/09/1810.

143.

ADR, 4 M 3, Attributions du commissaire spécial, rapport rédigé par lui-même, 09/06/1852. Cf. annexe n°3.

144.

ADR, 4 M 456, Rapport du commissaire du quartier Saint Just adressé au préfet du Rhône, 12/04/1855. Cf. sa transcription – Annexe n°4.