2 - Un spectacle du sensible

Sollicitations des sens

La vue était donc fort importante mais seuls les premiers rangs voyaient réellement quelque chose. Des liens encore plus forts unissaient la foule à l’échafaud. Tous les sens étaient mis à contribution, excepté le goût. L’ouïe, en premier lieu, car le paysage sonore de l’exécution était riche : bruits et silences de la foule, bruits du convoi, du condamné, de la machine. A simplement prêter l’oreille aux bruits de la foule, un habitué pouvait facilement dire ce qui se passait tant chaque phase du spectacle possédait sa sonorité propre : sons caractéristiques des madriers lors du montage et du démontage de la guillotine, conversations de l’attente, clameur à l’arrivée du criminel, ordre militaire de présenter les armes couvert par le glas funèbre ou cloche des agonisants, silence au moment du châtiment, sifflement de la lame lâchée le long des bras, cris lorsque la tête tombait. « On entendait le montage dans les coulisses comme fond lugubre à la scène présente » apprend-on au sujet des pièces de théâtre du XIXe siècle 158  ; cela signifie qu’à un simple bruit les spectateurs étaient capables de se représenter mentalement la guillotine. Une exécution fut ainsi résumée par un journal : « cric 159  ».

Dans une moindre mesure, l’odorat des spectateurs des premiers rangs était sollicité lorsque le sang giclait et se répandait sur le sol. Quant au toucher, il était un sens primordial dans le contexte de la mise à mort. Déjà aux Assises, la masse des curieux cherchait à toucher les criminels, les témoins, voire les pièces à conviction. Sur la place où se dressait la guillotine, la foule tentait d’approcher le bourreau, le sang et surtout les bois de justice ; puis, plus tard, à la faculté de médecine, se déployait la longue file de ceux venus palper les restes des suppliciés 160 . Les exemples sont multiples, et on peut encore évoquer les déambulations sur le lieu des exécutions pour une promenade d’un jour dont les citadins raffolaient 161 . Des liens plus « intimes » se tissèrent ainsi entre la foule et l’échafaud, liens quasiment charnels et renforcés par une superstition séculaire. ‘«’ ‘ Encore faudra-t-il des gendarmes, des escadrons de cavalerie pour repousser la foule de l’échafaud et la tenir à distance ; car tous voudraient le toucher [le sang], tous voudraient recevoir, à ce qu’il paraît, sur leur front, la goutte de sang maudit, comme un baptême rêvé’ 162  ». Exagéré ? Peut-être. Rappelons simplement que le bourreau de Lyon dans les années 1800-1840 avait fait fortune en vendant de la graisse de condamné, remède dont les Lyonnais s’enduisaient le corps dans l’espoir de bénéficier d’on ne sait quel miracle. Lorsque Chrétien, car tel était le véritable nom de l’exécuteur guérisseur, dut se conformer à la législation et remplacer la graisse d’homme par du saindoux, le succès ne se démentit pas. En 1873, on rapporta encore que les personnes présentes à la faculté de médecine après l’exécution de Seringer emportèrent chacune un morceau du cadavre 163 . Vraie comme fausse, une nouvelle de ce type s’intégrait naturellement au sein des croyances populaires. La religion était d’ailleurs présente et la foule n’était pas exempte de sentiments religieux. Bien sûr, la guillotine signifiait la laïcisation de la mort publique et la foule n’entonnait plus le Salve Regina avec le condamné, mais les scènes édifiantes de l’aumônier priant à genoux, les bras levés vers le ciel, ont pu toucher le peuple dont les pratiques superstitieuses comprenaient une certaine religiosité 164 .

Cet usage des sens, qui peut nous paraître déplacé, n’est pas pour autant synonyme d’archaïsme. Davantage qu’une sensibilité fruste, le peuple connaissait une sensibilité exacerbée. Ce qui ne signifie pas non plus que le spectacle ne fût qu’émotions incontrôlées. Au contraire, il est plus juste de voir le peuple comme garant du spectacle. Ce droit de surveillance s’exerçait à deux niveaux : celui du spectacle (faire en sorte que l’événement conservât son aspect festif) et celui de la morale. Ainsi, le 20 février 1833, le bourreau, après avoir tranché le cou de François Guerre, emmena les restes du condamné au cimetière. Ne possédant plus de chariot réservé à cet effet, il fit son trajet avec une charrette largement ajourée. La foule et tous ceux qui croisèrent le convoi furent choqués : un corps coupé en deux était offert aux regards du tout-venant 165 . Il existait, au moins depuis l’Ancien Régime, des règles tacites réglementant les exécutions. L’une d’entre elles spécifiait que le corps du condamné ne devait pas être humilié ni recevoir d’autres sévices que la peine infligée (lame de la machine fonctionnant mal, tête malmenée, etc.). L’incident de 1833 n’appartenait plus au spectacle familier de l’exécution. Voir une tête tomber était une habitude rituelle ; que cette même tête fût présentée à la vue de tous était inhabituel. Un tel événement débordait de la grille de lecture coutumière et attendue, montrait l’horreur de la mort légalement donnée et d’ordinaire banalisée par la parfaite codification du spectacle, ce dont la foule prenait soudainement conscience.

Notes
158.

Roger BELLET, « Le sang de la guillotine et le mythe de Jean Hiroux (1830-1870) », Romantisme, n° 31, 1981, p. 64.

159.

Le Courrier de Lyon n° 449, 10/02/1900.

160.

Habitude à rapprocher du spectacle de la morgue. Cf. Vanessa SCHWARTZ, Spectacular realities: early mass culture in fin-de-siècle Paris, Berkeley, university of California Press, 1999, pp. 45-88.

161.

« It was as if people needed to assimilate the aura of the crime and punishment within themselves – through their feet, into their bones, as it were ». V.A.C. GATRELL, The hanging…, op. cit., p. 73.

162.

Le Salut Public n° 219, 07/08/1873.

163.

Le Courrier de Lyon n° 16 800, 06/08/1873.

164.

L’onguent de Chrétien fut du reste à l’origine de nombreuses confusions entre le nom propre du bourreau et le nom commun.

165.

Le Journal du Commerce n° 1 436, 22/02/1833.