L’exécution capitale, une pratique culturelle ?

De 1815 à 1900, il y eut 46 exécutions capitales à Lyon et ses environs ; la récurrence d’un tel spectacle était assez importante pour qu’il y eut ritualisation de l’exécution et familiarité de la foule envers l’échafaud. V.AC. Gatrell estime qu’un londonien né vers 1780 et mort en 1840 aurait pu assister à 400 exécutions pour un total de 1 200 pendus 166  ! Un lyonnais vivant dans la première moitié du XIXe siècle put être le spectateur d’une quarantaine ; celui qui aurait assisté aux exécutions de la seconde moitié du siècle en aurait vu seize. L’étude de l’utilisation des sens indique une certaine familiarité de la foule envers l’échafaud ; en certaines occasions, cette familiarité mena à l’appropriation des bois de justice par le peuple.

Une première appropriation s’opérait par l’intermédiaire du vocabulaire et de l’imaginaire car la représentation populaire du spectacle de la peine de mort était affaire de mots. Un foisonnement d’expressions – liées au bourreau, à la guillotine, à la décapitation – existait et fut répertorié par Martine Courtois 167 . Le vocabulaire populaire de la guillotine et du verbe guillotiner était d’une richesse impressionnante. La guillotine fut le « raccourcissement patriotique » et la « faux de l’égalité » sous la Révolution, la « tôloire » (1800), le « plat-ventre » (1847), « l’abbaye de monte-à-regret », la « veuve rasibus » (1878). Décapiter et trancher étaient les mots officiels, couper fut celui de la foule. Etre guillotiné, c’était être « interrompu », « diminué d’un pied du côté de la tête », « se faire faire la barbe », « se faire raser le colbaque », « mettre la cravate à Sanson ». Les différentes composantes de la guillotine furent assimilées très rapidement par le vocabulaire populaire. La bascule, qui désigna au XIXe siècle la machine elle-même, se retrouvait dans les expressions « faire la bascule », « faire la planche ». La lunette se disait « trappe », « fenêtre », « lucarne », « vasistas » ; d’où les expressions « demander l’heure au vasistas » ou « déménager par la fenêtre » (1851). L’aide qui ajustait la tête dans la lunette était le « photographe » (1878). Même les deux paniers furent capturés par l’imaginaire populaire : « panier de Charlot », « panier rouge ». Etre guillotiné revenait à « cracher/éternuer dans le sac/le panier/le son ». Le panier qui recevait la tête était la « case à tronche » (1872), celui qui recevait le corps, le « mannequin », la « cage à viande » (1847).

Ce foisonnement de mots et expressions prouve que la machine était solidement ancrée dans l’imaginaire. L’action de guillotiner, souvent décrite de façon imagée et non sans humour, marquait, par la langue, le premier signe d’un attachement du peuple à l’exécution capitale ; on ne possède un tel vocabulaire que pour ce qui est proche et familier. Le vocabulaire de l’administration était nettement plus pauvre : « exécution », « bois de justice », « échafaud ». Contre l’abstraction bureaucratique, le langage populaire se fit inventif et créateur. Cette richesse du langage fut rendue possible du fait que l’exécution, pendant quelques semaines, mobilisaient toutes les conversations de la ville, relayées par les canards puis par la presse périodique.

Ainsi, l’exécution signifiait beaucoup pour le peuple ; en quelque sorte, il s’agissait de son spectacle. Effectivement, en l’absence de tout investissement d’un pouvoir qui n’imposait plus sa marque à l’exécution capitale, seule la foule supportait l’échafaud. Sans elle, il n’y aurait plus eu de spectacle et la place de la guillotine au sein de la ville en aurait été modifiée, ainsi que sa signification. La foule ne tolérait pas d’être privée de ce pour quoi elle était venue. Si son spectacle venait à être gâché d’une manière ou d’une autre, elle exprimait bruyamment et violemment son mécontentement. Le sentiment de possession était tel qu’à chaque exécution, les Lyonnais montaient ou tentaient de monter sur l’échafaud afin de toucher la guillotine. Ils essayaient de forcer les barrages des forces de l’ordre au moment du montage et du démontage de la machine 168 . Leurs tentatives n’étaient pas violentes, car les policiers laissaient souvent faire la foule, mais elles furent essentiellement couronnées de succès durant la première moitié du siècle (en raison de la faiblesse des effectifs policiers et militaires). L’appropriation se faisait en famille, les enfants étant les premiers à profiter de la situation en improvisant des jeux autour de la guillotine. ‘«’ ‘ Avant l’arrivée du fatal cortège, des enfants, montés sur l’échafaud, s’y livraient à toutes sortes de divertissements, et jouant, pour ainsi dire, avec l’instrument du supplice, passaient la tête dans la lunette au-dessus de laquelle est suspendu le terrible couteau ’! 169  ». Des femmes menaient leurs enfants comme pour leur montrer ce qui leur appartenait. Loin d’un quelconque esprit bravache envers l’Etat ou la Justice, le peuple s’attachait, par ce biais, une partie de son univers culturel, ce qui fondait certaines de ses références parlées et écrites et formait un épisode de son imaginaire. Le sentiment de possession ne s’exerçait que les jours d’exécution ; le reste du temps, personne n’aurait aimé échanger ne serait-ce qu’un seul mot avec le bourreau ni habiter à proximité du local abritant les bois de justice.

Ce rapide tour d’horizon laisse peu de place au doute : l’exécution capitale était un événement de première importance pour les classes laborieuses lyonnaises. Au-delà de ce qui nous glace a posteriori, il faut voir un spectacle dont le sens dépassait largement le pur divertissement. S’il nous fut parfois difficile de remiser notre dégoût pour comprendre les motivations de la foule plus d’un siècle après, nous imaginons sans peine les difficultés rencontrées par les élites de l’époque dont la sensibilité ne les disposait pas à apprécier un tel spectacle.

Notes
166.

V.A.C. GATRELL, The hanging…, op. cit., p. 73.

167.

Pour ce qui suit, cf. Martine COURTOIS, Les mots…, op. cit., chap. VIII.

168.

Ainsi lors de l’exécution de Rodet en 1822 : « L’échaffaud avait été dressé dès le matin et il était demeuré exposé à la vue du public sans gardien de sorte qu’on a vu des gens du peuple et des enfants y monter. […] Lorsque le tombereau a emmené le cadavre, l’escorte s’est retirée et l’échaffaud a encore été laissé sans gardien à la discrétion du public qui s’est empressé de l’entourer et de contempler les traces de l’exécution ! [sic] ». ADR, 4 M 158, Lettre du commissaire de police de l’Hôtel de Ville au préfet du Rhône, 05/02/1822. Ce document est très important pour nous en ce qu’il valide toutes les informations délivrées par la presse.

169.

Le Journal du Commerce n° 1 436, 22/02/1833.