Une condamnation unanime

Tous les discours, ou peu s’en faut, qu’ils fussent des XVIIIe 170 , XIXe ou même XXe 171 siècles, qu’ils eussent été écrits par des écrivains, des journalistes, des médecins, des historiens, des penseurs de toutes opinions politiques, adversaires ou partisans de la peine de mort, tous présentaient la foule d’échafaud comme barbare, folle, saoule, véritable être incontrôlable et hybride vomissant ses instincts les plus vils et ses passions les plus basses. Cette vision correspondait parfaitement à tout ce qu’une personne éduquée pouvait imaginer se cacher derrière le concept de foule ; jamais un seul terme positif n’eût pu lui venir à l’esprit 172 . L’unique point commun des auteurs était d’être socialement et/ou économiquement et/ou intellectuellement au-dessus de la masse. Leur haine de la foule était extrême et permet seule d’expliquer qu’un consensus put se réaliser entre Hugo, farouche opposant à la peine de mort, et Maxime Du Camp, qui lui était favorable ; entre le Salut Public (journal de l’élite) et le Petit Lyonnais (populaire), entre le Nouvelliste (catholique) et le Peuple (socialiste). De tous les discours, ceux écrits par les journalistes furent les plus nombreux et les plus intéressants. Garants d’une certaine morale, ils donnaient le ton. A la fin du XIXe siècle, ils furent relayés par les théoriciens de la foule : Gustave Le Bon, Scipio Sighele et Gabriel Tarde 173 . Naïvement, d’aucun aurait pu penser qu’une exécution capitale était prétexte à débattre du crime et de ses progrès, ou encore du délitement des mœurs. Rien de tout cela. Ce n’était pas le condamné qui était montré du doigt ni tous ceux de son espèce qui échappaient encore à la justice, mais la foule qui venait le voir mourir. Face à elle, les élites exprimaient leurs incompréhensions, dévoilaient l’idée qu’elles se faisaient du peuple et laissaient libre court à leurs fantasmes et leurs peurs.

Ainsi donc, le peuple qui formait la foule était perçu comme un monstre informe : ‘«’ ‘ Un grondement sourd et continuel, des cris inarticulés répétés s’échappaient de cette foule impatiente, enfiévrée, qui à chaque instant devenait plus nombreuse’ 174  ». Une première constatation, pénible, s’imposait aux élites : la peine de mort n’était en aucun cas exemplaire, encore moins morale. Pire, elle était l’occasion d’une fête, notamment pour les déclassés, signe d’abandon de tout respect face à la Justice et la mort (textes B, D). La foule d’échafaud – « incapable de s’élever à l’idée d’expiation » – ne venait pas seulement s’amuser, elle recherchait également ‘«’ ‘ un plaisir d’une espèce rare et épicée’ 175  ». L’abjecte perversion sanguinaire, l’obscénité et la bestialité étaient dénoncées. Les barbares attirés par une telle dépravation étaient les voyeurs d’un spectacle ordurier. ‘«’ ‘ Soudain, un piétinement cadencé de chevaux, un roulement mat de voiture. C’est le cortège nuptial qui va fiancer cet homme à cette "veuve" ! Et quelles atroces épousailles, quel baiser ignoble, quel rut immonde ! Tout entier il est allongé sur la planche traîtresse, il est prostitué aux entrailles d’acier de cette machine, qui le broient d’une infernale étreinte et le projettent ensuite en deux tronçons comme un objet d’horreur, le hors-la-loi, le banni, le supplicié’ 176  ». Face à cet « objet d’horreur », la foule n’était certainement pas capable de ressentir de la pitié. L’image d’une foule bestiale dominait, le peuple n’avait plus forme humaine. Thème récurrent (A, B), le délire sanguinaire fut abondamment décrit : foules de bêtes fauves avides de sang hurlant à la mort et attendant leur proie. Voyez le vocabulaire employé : la foule « avide » « se repaît » de l’exécution et « assouvit » ses pires instincts. A cinquante ans de distance, le Journal de la Guillotière et le Peuple tentèrent de catégoriser les spectateurs. Leurs conclusions furent similaires, confortant un peu plus leurs préjugés 177 . Selon leurs enquêtes, certains assistaient aux exécutions comme ils seraient allés au théâtre (E), poussés par la curiosité ; d’autres étaient des sadiques (E), buveurs de sang à la « cruauté calculée » ; d’autres encore se caractérisaient par leur faible constitution mentale. Beaucoup ne faisaient que suivre la masse ; la plupart étaient en état d’ivresse permanent (B).

Notes
170.

Cf. Arlette FARGE, La vie…, op. cit., p. 218.

171.

Voir par exemple Albert CAMUS, « Réflexions sur la guillotine », in Albert CAMUS et Arthur KOESTLER, Réflexions sur la peine capitale, Paris, Calmann-Lévy, 1979 (première édition 1960), pp. 119-170 ; Jacques DELARUE, Le métier de bourreau du Moyen Age à aujourd’hui, Paris, Fayard, 1979, 413 p.

172.

Voir la liste des épithètes se rapportant à la foule selon Pierre Larousse, annexe n°6.

173.

Gustave LE BON, La psychologie des foules, Paris, Retz, 1976 (première édition 1895), 191 p. ; Scipio SIGHELE, La foule criminelle. Essai de psychologie collective, Paris, Alcan, 1892, 185 p. ; Gabriel TARDE, L’opinion et la foule, Paris, PUF, 1989 (première édition 1901), 184 p.

174.

Le Salut public n° 227, 14/08/1860.

175.

Le Courrier de Lyon n° 16 799, 05/08/1873.

176.

Le Peuple n° 629, 01/02/1894.

177.

Le Journal de la Guillotière n° 229, 02/07/1846 ; Le Peuple n° 629, 01/02/1894.