2 - Une coexistence insupportable

Le triomphe de la barbarie

Pourquoi de tels jugements ? Simplement parce que les observateurs se considéraient comme civilisés : ils représentaient la civilisation en marche contre l'ignorance barbare des classes laborieuses. Civilisés contre sauvages ? A cette époque, les élites étaient persuadées que la barbarie régnait certes dans les contrées lointaines mais qu’elle s’enracinait également dans les couches inférieures du pays 178 . Idée partagée et récurrente sous la plume des journalistes lyonnais : voir des hommes qui ‘«’ ‘ […] cherch[ai]ent dans un spectacle sanglant des émotions de plaisir’ 179  » leur laissait à penser que l’anthropophagie n’était pas loin. Les mœurs des sauvages, qu’on se piquait de connaître, étaient redécouverts lors des exécutions, bacchanales exotiques au cannibalisme de pacotille, dominées par un bourreau sacrificateur.

Et point n’était besoin d’attendre le bourreau, les brutes campaient en permanence aux portes de la cité : ‘«’ ‘ Du bout de la rue Saint Dominique à l’entrée de la rue Mercière, il n’y a, physiquement, que cinquante pas, il y a, moralement, un abîme, un siècle ; c’est une autre population, ce sont d’autres mœurs’ 180  ». Et même à propos d’un loisir populaire et inoffensif comme le carnaval, certains n’hésitaient pas à évoquer ‘«’ ‘ […] un usage antique […] mais certainement barbare ’[…] 181  ». Lyon, deuxième ville de France, capitale de la Barbarie ? ‘«’ ‘ Il est un peuple sauvage en Afrique dont les mœurs sont douces, et qui fait exécuter ses grands criminels au fond d’un bois sombre et solitaire, avec un appareil tout religieux. Les sauvages sont en ce point plus près que nous de la civilisation’ 182  ». L’occidental pis que le sauvage ? Il est vrai que ce dernier, s’il possédait une pensée embryonnaire, avait au moins un corps robuste 183  ; a contrario, que n’a-t-on pas écrit sur la débilité physique du peuple ? ‘«’ ‘ Cette classe d’ouvriers en soie, connue sous le nom de canuts, race laborieuse, sédentaire, chez laquelle le travail et la vie casanière semblent arrêter le développement du corps et de l’esprit. […] Leurs mouvements sont lents, leurs syllabes traînantes, leurs regards ternes et languissants : ce sont des plantes étiolées sans vigueur’ 184  ». La différence s’expliquait, pensait-on, par le milieu. Le sauvage était sain parce qu’il vivait dans la nature ; le peuple des villes était dégénéré parce qu’il vivait dans la pourriture urbaine 185 – les représentations de la ville citées précédemment ne démontraient pas autre chose.

Notes
178.

Norbert ELIAS, La civilisation…, op. cit., p. 150.

179.

L’Eclaireur n° 32, 12/11/1825.

180.

Eugène DE LAMERCIERE, « Bellecour, Saint Clair et la rue Mercière », in Lyon vu…, op. cit., p. 191.

181.

AML, 3 WP 120, Rapport du commissaire de police de La Croix Rousse au maire du faubourg, 03/02/1837.

182.

Le Précurseur n° 123, 22/05/1827. Des articles qui font penser au célèbre papier de Saint-Marc Girardin rédigé au lendemain de la révolte de 1831 : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourg de nos villes manufacturières », Journal des Débats du 08/12/1831. On aura noté que nombre d’exemples lyonnais de la même veine sont antérieurs à ce marronnier historiographique. A cette époque, chez Balzac, chez Buret, on allait même jusqu’à considérer les ouvriers comme appartenant à une race d’hommes inférieure. Cf. Louis CHEVALIER, Classes…, op. cit., pp. 453 et 458.

183.

Jacqueline DUVERNAY-BOLENS, « De la sensibilité des sauvages à l’époque romantique », L’Homme, n° 145, 1998, p. 147.

184.

Etienne DE JOUY, L’hermite en province ou observations sur les mœurs et les usages des français au commencement du XIX e siècle, Paris, Pillet aîné, 1825, t. V.

185.

« Quelle santé, quelle force physique peut-on espérer pour des hommes qui vivent dans l’air infect des miasmes de nos vieux quartiers ? Etiolés, souvent rachitiques et scrofuleux, et dévoués en grand nombre à la phtisie pulmonaire, ils portent sur leur visage pâle et amaigri l’empreinte ineffaçable du milieu dans lequel ils sont condamnés à traîner leur maladive existence ». AML, I5 1&2, Opinion du conseil de salubrité de la ville de Lyon sur la nécessité d’une loi relative aux conditions sanitaires des maisons dans les grandes villes, Lyon, Nigon, 1850, p. 7.