Des sens blessés

Revenons à l’exécution capitale. Les bourgeoisies ne pouvaient se départir de l’idée qu’un homme était en train de mourir devant leurs yeux. On imagine ce que ressentaient des personnes sensibles à ce spectacle. L’exécution était d’autant plus douloureuse pour les journalistes qu’ils assistaient aux dernières heures du condamné depuis son réveil. Côtoyer quelques heures celui qui savait et dont on savait qu’il allait mourir exacerbait sa propre pitié et rendait encore plus inconcevable la fête populaire. ‘«’ ‘ Quand une meute de dogues aboyant s’acharne après un fauve terrassé et vaincu, c’est pour le fauve qu’on finit par prendre pitié ’». Le reporter jugeait la foule avec sa propre sensibilité, seule référence à sa disposition. Quelquefois, il connaissait la honte née du spectacle, de la foule et de sa présence : ‘«’ ‘ Ne m’en demandez pas long. C’est trop horrible. […] J’ai assisté à ce spectacle puisque c’est mon devoir, c’est-à-dire ma besogne – aujourd’hui que le lecteur veut tout savoir, le journaliste doit tout voir – pour tout dire. […] Tout ce que j’ai d’humain en moi a protesté. J’ai fermé les yeux en frissonnant d’horreur. J’ai entendu un coup sec et je me suis sauvé, honteux, ne sachant pas pourquoi. J’écris cet article sur le marbre, à la hâte ; on me permettra de ne pas le relire. J’ignore si Lyon verra d’autres exécutions et si le Courrier en rendra compte, mais il cherchera un autre chroniqueur’ 186  ». Au-delà du sang, la présence de la mort était choquante pour des élites qui avaient déjà commencé à la cacher : les cimetières comme les abattoirs quittaient les centres-villes 187 . En ce sens, la guillotine devenait un véritable archaïsme.

L’exemple de l’exécution capitale montre des élites soucieuses de ne pas blesser leur sens, et en premier lieu leur regard. Leur approche du corps – mutilé, malade, nu – était pudique. Les bourgeoisies ne pouvaient se masser au pied de l’échafaud tant leur sensibilité leur faisait refuser ce regard porté sur la douleur et la mort. La baignade les choquait de la même manière : ‘«’ ‘ Il existe à Lyon un abus qui offense les bonnes mœurs. Les baigneurs se montrent nus sur les rives les plus fréquentées, et même dans les parties des deux rivières qui traversent des quartiers très populeux’ 188  ». Les femmes étaient parfois mêlées aux hommes, le port du caleçon était des plus facultatifs ; le peuple s’amusant dans les eaux de la Saône ou du Rhône était comparé à un animal s’ébrouant 189 . Les oreilles bourgeoises étaient aussi chastes que les yeux. Les cris que poussait la foule au pied de l’échafaud, les chants dans la rue, la verdeur du langage de certains, les hurlements de douleur dérangeaient. Quand, au milieu de la solennité d’une procession religieuse, un dragon s’écria à la vue d’accortes jeunes femmes : ‘«’ ‘ J’aimerais mieux monter une de ces dames que mon cheval ’», ‘«’ ‘ celles-ci, confuses d’une telle apostrophe se [cachèrent] dans la foule’ 190  ». Au-delà de la transgression du tabou sexuel, le plus choquant était peut-être le caractère public de tout cela ; le peuple vivait dehors, les bourgeoisies non. Les seuils de tolérance du sensible de celles-ci étaient bien moins élevés que ceux du peuple : un anodin pétard se muait toujours en cacophonie assourdissante. ‘«’ ‘ Nous allons bien nous amuser aujourd’hui, nous achèterons pour faire péter’ 191  » se réjouissaient les enfants ; ‘«’ ‘ Il est impossible de parcourir certaines rues sans avoir le tympan assourdi par l’explosion d’une multitude de pétards lancés sous les pieds des passants […]. Ce bruit est bien plus incommode encore pour les gens qui sont à leur bureau et dans leurs appartements, quand les fenêtres donnent sur les rues fréquentées par les "gones’" 192  » répliquaient les gens de bonne tenue. Enfin, la sensibilité nouvelle de l’odorat empêchait les élites de se fondre dans la foule. Elles qui connaissaient l’hygiène corporelle supportaient difficilement la proximité du pauvre puant. L’abandon des odeurs fortes, du musc aristocratique du XVIIIe siècle, au profit de senteurs légères ou, mieux, d’absence d’odeurs 193 , creusa plus encore le fossé des sensibilités entre les bourgeoisies et le peuple ; ce n’était plus qu’ils sentaient différemment mais plutôt que les unes ne sentaient plus et que les autres sentaient toujours.

Le peuple blessait donc tous les sens des bourgeoisies car, en comparaison du bon goût, il était l’expression de la vulgarité. Les hommes et les femmes qui juraient dans le paysage urbain étaient qualifiés d’» hideuses coalitions » qu’il fallait simplement cacher pour « ne point insulter aux mœurs de la cité » et vivre mieux 194 . Les mendiants, par exemple, forçaient les bonnes gens à détourner la tête ; ils importunaient les honnêtes citoyens 195 . Les sens des élites étaient provoqués en permanence et elles toléraient de moins en moins de voir l’horreur urbaine, de la sentir et de l’entendre. Autour de ces trois sens s’opérait le jeu des sensibilités, le goût étant trop centré sur la sphère privée et le toucher ayant connu une évolution moins tardive (opposition des blanches mains aristocratiques et des mains calleuses du travailleur). De la vue, de l’odorat et de l’ouïe, on ne pourrait dire quel sens entraîna les autres ; il semblerait que les trois abaissèrent leur seuil de tolérance simultanément. La grande ville permit cet infléchissement. Des activités anciennes n’étaient plus admises tandis que certaines nouveautés avaient du mal à se faire accepter. Entre mille, voyez l’exemple de cette femme se plaignant en 1830 de l’odeur que répandait une machine à gaz 196 .

On ne supportait plus la vue du sang, on ne supportait plus l’odeur de l’urine croupissant dans le coin d’une rue, on ne supportait même plus d’entendre le bruit des travailleurs 197 . On considérait que les gens du peuple possédaient un genre de vie qui les rendait nécessairement impolis. Et le terme « vulgaire » n’était-il pas un synonyme de peuple ? Le peuple des élites était à l’image des grotesques d’Ettore Scola : « affreux, sale et méchant ». Son animalité ressortait toujours 198  ; quand des parents dormaient avec leur enfant dans un même lit, on s’effrayait d’une promiscuité contre nature plutôt que de penser la misère qui aboutissait à une telle situation. La relation – postérieure aux événements – d’une « émeute aux terreaux en 1790 » résume parfaitement combien un peuple grossier, inculte et voleur agressait les sens des bourgeoisies. Il était question de ‘«’ ‘ […] multitude dont la façon de penser se manifestait […] assez nettement sur les physionomies ’», d’une « […] affluence incroyable de citoyens actifs, en jambes nues, en souliers percées, en cheveux sales et en chemises de la quinzaine […] », de « […] flots innombrables de cris et d’imprécations confuses […], ‘«’ ‘ […] des injures, des ordures qui furent vomies […] par une populace soudoyée’ 199  ». L’écart des sensibilités ne pouvait être mieux exposé.

De la ville aux hommes, les élites faisaient une peinture terrible de leur monde et n’étaient pas déterminés par la seule peur politique. En effet, il n’est pas certain qu’on puisse limiter le regard des élites sur le peuple urbain à la simple question de la révolte – ne serait-ce que parce que ce regard ne réduisait pas le peuple aux ouvriers 200  ; les campagnes françaises n’étaient pas les ultimes bastions de la sauvagerie populaire… Finalement, le peuple lyonnais était le reflet de la ville : repoussant et paraissant avoir pris des siècles de retard sur la modernité. La prise de conscience de ces différences amena les élites à s’enfermer derrière le concept d’identité et à opérer une partition entre elles et les autres. L’étrangeté populaire les effrayait.

Notes
186.

Le Courrier de Lyon n° 16 799, 05/08/1873.

187.

Philippe ARIES, L’homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977, p. 510 et, plus globalement, le Livre II sur « La mort ensauvagée ».

188.

AML, I1 259, Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 19/05/1819.

189.

Quoi qu’il entreprît, ses actions l’assimilaient à l’animal. Quand il revenait de ses plaisirs du dimanche, il était décrit comme se traînant chez lui, le menton maculé de bave et le visage (la gueule) plein de restes d’aliments engloutis tout au long de la journée. Cf. Victor DENOUVION, « Une heure de flânerie. Divagations », in Lyon vu…, op. cit., p. 358. Ces rapprochements n’étaient pas spécifiquement le fait des bourgeoisies lyonnaises ni même françaises. Cf. pour l’Angleterre Robert D. STORCH, « The problem of working-class leisure. Some roots of middle-class moral reform in the industrial North : 1825-1850 », in A. P. DONAJGORSKI [éd.], Social Control in nineteenth century Britain, London, Croom Helm, 1977, pp. 141 sq.

190.

ADR, 4 M 371, Lettre [du lieutenant de police ?] au général commandant la place, 18/08/1820.

191.

ADR, 4 M 18, Procès-verbal dressé par le commissaire de police de La Croix Rousse, 21-22/12/1885.

192.

ADR, 4 M 18, Le Petit Lyonnais du 08/07/1888.

193.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit.

194.

AML, 500318, Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil municipal de Lyon, t. I, « Séance du 30 pluviôse an XIII », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1913, p. 600.

195.

Id., Séance du 30 ventôse an X, p. 184.

196.

ADR, 4 M 377, Lettre de la veuve Viala au préfet du Rhône, 17/06/1830.

197.

Des chaudronniers travaillant de nuit furent remarqués par la police comme frappant trop fort sur leur chaudière. ADR, 4 M 102, Rapport du sergent de ville Kuster, 25/04/1864. En 1839, les foires à l’encan et à la criée furent interdites sous le prétexte que les marchands faisaient trop de bruit pour attirer le client ! Cf. AML, I1 242, Ordonnance de police municipale, 09/09/1839.

198.

Même Pierre Larousse, dans un article de son Grand Dictionnaire pourtant favorable au peuple, écrivait : « On peut donc comparer le peuple à ces fortes races d’animaux ».

199.

« Une émeute aux terreaux en 1790 », in Lyon vu…, op. cit., pp. 73-79.

200.

La vision du peuple ouvrier était peut-être plus prégnante au niveau national, notamment au travers d’une certaine littérature née sous la Monarchie de Juillet. Au niveau local, les élites lyonnaises semblaient faire une analyse beaucoup plus fine de la réalité sociale.