1 - L’ordre menacé

Les débordements de la foule

Les foules en général effrayaient les élites ; les rassemblements populaires étaient compris comme de possibles menaces contre l’ordre par elles établi. Et de fait, lors de la Révolution française et des révolutions du XIXe siècle, le peuple montra à plusieurs reprises qu’il était prêt à prendre les armes pour bousculer la société. A Lyon, le double soulèvement des canuts en 1831 et 1834 donna une couleur particulière à ce contexte de désordre social. D’autant plus que d’anciennes peurs n’avaient pas encore disparu ; en 1867, à l’occasion de l’augmentation du prix des céréales, la crainte de l’émeute ressurgit 201 . Certes, la foule d’échafaud paraissait bien éloignée de ces agitations populaires ; et si la guillotine l’amusait, mieux valait voir le peuple fréquenter avec assiduité un tel spectacle qui le détournait des idées subversives. Mais n’oublions pas que les foules politiques ne furent pas les seules à faire peur et que le pouvoir ne toléra jamais les rassemblements de rue 202 . Toute masse populaire était intrinsèquement dangereuse. Dans les années 1870, le Courrier de Lyon, nourri des lectures de Taine, employa un même vocabulaire virulent et méprisant pour décrire les spectateurs d’une exécution et évoquer les communards (des ivrognes voleurs et criminels dans les deux cas). La haine de la populace s’exprimait dans une même assimilation 203 .

L’idée de possibles dérapages au pied de l’échafaud rendit les élites méfiantes, alors que les exécutions se passèrent plutôt bien et que leurs débordements restèrent ceux d’un public mécontent de son spectacle. Peut-être qu’un contre-exemple aurait pu suffire à entretenir leur méfiance. Et ce contre-exemple existe, même si, au XIXe siècle, il est rare de retrouver les traces d’une foule grondant contre l’exécution d’un « petit ». Cependant, le peuple lyonnais put connaître, au début de la Monarchie de Juillet, ce qui pourrait s’apparenter à une vague conscience de classe. Entre 1829 et 1835, seuls des ouvriers furent exécutés (trois sur quatre avaient tué leur patron). Simple hasard ? Peut-être. Il est toutefois frappant de constater que ces exécutions encadrèrent les deux révoltes des canuts. Si elles ne furent pas le théâtre d’agitations ouvrières, elles virent la population laborieuse se mobiliser, notamment en 1835 pour l’exécution de Brunner dont le crime était significatif d’un malaise ouvrier. Imprimeur sur étoffes humilié par son maître, il se retrouva sans ouvrage et finit par assassiner son ancien employeur. Sa condamnation à mort émut la population ouvrière lyonnaise qui restait cependant persuadée de sa grâce prochaine. Celle-ci ne vint jamais et, le jour de l’exécution, une ‘«’ ‘ multitude immense venue de tous les quartiers de la ville’ 204  » couvrit la place Louis XVIII. Le peuple était venu voir mourir l’un des siens et protester de la peine ; les autorités, elles, souhaitaient fournir un exemple aux ouvriers, un an après leur dernière révolte. Finalement, il n’y eut pas réellement de révoltes sociales mais le fait important pour les élites était qu’il aurait pu y en avoir. Et nul besoin de recourir à des exemples extrêmes, la simple fête dans un café suffisait à inquiéter car elle convoquait dans un espace restreint un grand nombre de personnes dansant, chantant, criant, buvant, se battant peut-être. Le pire était toujours imaginé : des lieux inconnus ne pouvaient servir que de réceptacles aux mœurs les plus licencieuses et aux idées les plus subversives.

Notes
201.

AML, I1 3, Circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets, 27/10/1867.

202.

Il est bon de rappeler que les attroupements étaient interdits. Cf. l’article 1 de l’ordonnance du 25/07/1815 : « Tous attroupemens [sic] sur les places et quais, et dans les rues de la ville et des faubourgs, sont défendus » (AML, I1 239).

203.

Voir à ce sujet Susanna BARROWS, « After the Commune. Alcoholism, temperance, and literature in the early Third Republic », in MERRIMAN John [éd.], Consciousness and class experience in nineteenth-century Europe, New-York/London, Holmes & Meier Publishers, 1979, pp. 205-218.

204.

La Gazette du Lyonnais n° 68, 07/06/1835.