Les peurs bourgeoises témoignaient d’une frayeur sécuritaire qu’on a trop souvent fait débuter sous la Monarchie de Juillet et s’intensifier à la Belle Epoque. Le sentiment d’insécurité, nous le retrouvons présent sur la totalité du siècle. Il y a près de cinquante ans, Louis Chevalier avait montré son apparition en liaison avec le crime dans la littérature bourgeoisie. La littérature pittoresque de Mercier et de ses imitateurs ne regorgeait pas d’observateurs apeurés, le crime n’était présenté que comme un phénomène marginal. Rapidement un retournement complet s’opéra et le crime devint omniprésent ; les criminels nombreux et anonymes frappaient partout, en aveugles 205 . En ce sens, il y eut transfert, le problème du crime recouvrant la question sociale. Puis la rencontre directe entre la misère et le crime aboutit à l’implacable logique ‘«’ ‘ classes laborieuses = classes dangereuses ’». En quelques décennies, la sensibilité des observateurs et leur regard sur la société se teintèrent fortement de pessimisme 206 . Parce que les classes populaires, pauvres par définition, étaient désormais jugées dangereuses, parce que le danger, justement, semblait être partout présent, les peurs rejaillissaient et l’insécurité devenait un thème obsédant.
Le sentiment d’insécurité se manifestait la plupart du temps sous la forme de pétitions. Les notables d’un quartier se regroupaient et exprimaient leurs craintes du dehors, leurs craintes de se voir confronter à certains éléments populaires. Entre mille, citons les habitants des Brotteaux 207 dont le quartier paraissait particulièrement invivable dès que le « peuple de la classe la plus vile » l’envahissait lors de ses moments de loisirs : scènes scandaleuses, sûreté compromise, insultes journalières, etc. Nous verrons par la suite que la violence, pour ne retenir que cet exemple, était un élément constitutif des comportements populaires. Les élites avaient de leur côté abandonné toute violence physique publique. Par conséquent, elles ne pouvaient comprendre ces comportement autrement qu’en les déqualifiant. La peur se greffait naturellement sur l’incompréhension.
Plus largement, ce sentiment d’insécurité était lié à l’angoisse qui s’emparait des braves gens dès la nuit tombée. Au début de la Troisième République, des propriétaires de la grande rue de La Croix Rousse s’inquiétèrent de la suppression d’un poste de police, puisque leur rue était peu fréquentée passée une certaine heure et qu’elle se trouvait à proximité du passage du Gaz – haut lieu de la prostitution sur le plateau 208 . Dès la Restauration, des propriétaires avaient émis le vœu de faire construire, à leurs frais, un corps de garde sur le quai des Célestins pour des raisons analogues de sécurité 209 . Pourquoi un tel empressement ? Tout simplement parce que le mauvais sujet vivait la nuit selon les représentations des élites. Quand une femme se promenait dans les rues en plein cœur de la nuit, elle était interpellée et souvent arrêtée par la garde qui pensait avoir affaire à une prostituée. L’obscurité profitait au crime, ce que le législateur reconnut en faisant du vol ou de l’agression nocturne une circonstance aggravante. De ce fait, aux heures avancées de la nuit, tous les passants étaient suspects. Un individu croisé par la garde à une heure du matin était appréhendé et arrêté s’il portait un paquet ; se pouvait-il qu’il ne fût pas un voleur ? se demandait-on. Les vidangeurs, travailleurs nocturnes, étaient méprisés et soupçonnés en permanence de délits. Les représentations, les peurs facilitaient les associations d’idées : ‘«’ ‘ Cette nuit deux devantures de magasins ont été endommagées rue des Capucins n°11, l’on soupçonne les vidangeurs qui ont travaillé la nuit dans la rue’ 210 ».
Autant, si ce n’est plus que le vol, les bourgeoisies redoutaient l’agression nocturne – le fameux « coup du père François » – devenu fantasme obsessionnel 211 . Ironie du sort, cette peur nouvelle apparut lorsque la lumière artificielle vainquit les ténèbres : la moindre pénombre devint alors source d’angoisse. Le danger attendait le promeneur attardé au fond de chaque ruelle qui n’était pas éclairée : au contraire des grandes artères, ‘«’ ‘ […] ces impasses, placées pour la plupart hors de la direction des réverbères, sont chaque soir dans un état qui peut offrir des dangers pour la sécurité publique’ 212 ». Venue dans un second temps, la peur de l’agression nocturne relaya ce qui auparavant n’était qu’une question de sécurité routière. L’angle droit qui, à la Belle Epoque, aurait été perçu comme propice à une éventuelle attaque, était considéré au milieu du siècle comme un carrefour dangereux. On pensait alors au piéton ne pouvant voir ce qui venait à sa rencontre, ou à la collision de deux charrettes 213 .
De nuit ou de jour, peu importait, le sentiment d’insécurité était présent au point de faire écrire à un sous-inspecteur du service de sûreté que, en 1884, ‘«’ ‘ […] des vols qualifiés et des assassinats […] se commett[ai]ent journellement […]’ ‘ 214 ’ ‘ ’». Et encore l’administration était-elle en terrain connu : le voleur et l’assassin étaient des figures habituelles du désordre social. Mais voilà qu’une nouvelle menace fit son apparition.
Louis CHEVALIER, Classes…, op. cit., pp. 46-48.
Id. Voir notamment les pages 135-182.
ADR, 4 M 184, Pétition d’habitants des Brotteaux adressée au maire de La Guillotière, 20/11/1822.
ADR, 4 M 3, Lettre du commissaire judiciaire du 4° canton au préfet du Rhône, 06/06/1871.
ADR, 4 M 1, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 04/06/1821.
ADR, 4 M 102, Rapport de police des 25/26/04/1863.
Dominique KALIFA, « L’attaque nocturne », Sociétés et représentations, n° 4, mai 1997, pp. 121-138.
ADR, 4 M 160, Arrêté de police municipale du maire de La Guillotière, 24/06/1850.
ADR, 4 M 521, Lettre du commissaire de police de [Perrache ?] au secrétaire général pour la police, 05/11/1853.
ADR, 4 M 18, Rapport d’un sous-inspecteur au commissaire spécial chef de la sûreté, 22/12/1884.