2 - Effrayantes femmes

Dans une société dominée par l’homme, l’image de la femme est double : inférieure et redoutée. L’homme incarne la civilisation, la femme l’état primitif ; elle lui est donc socialement inférieure, mais, proche de la sauvagerie, elle représente un danger.

Les mangeuses d’hommes

Les innombrables lettres d’honnêtes gens condamnant la prostitution visaient les femmes, rarement les hommes. Elles seules étaient scandaleuses, racolaient et aguichaient. Une fois de plus, l’animalité populaire était pointée avec force à l’image de cette dénonciation d’orgies mêlant hommes et femmes, adultes et enfants dans les fossés des chemins menant de Lyon aux Charpennes où il y en avait ‘«’ ‘ […] 10 à tour de rôle après la même’ 215  ». Les observateurs insistaient sur des pratiques déviantes mettant en scène une sexualité monstrueuse dans des bouges où des filles recevaient des centaines de soldats chaque jour 216 . Il était encore question de regard. Si la prostitution était un mal nécessaire, le regard qu’on portait sur les filles et celui qu’elles vous adressaient sous la forme d’une incitation à la débauche étaient dégradants – comme une contamination morale. Quant aux appels salaces au vice, ils salissaient les oreilles.

Jamais la femme du peuple ne fut très éloignée, dans les discours, de la putain. Pour beaucoup, la fille séduite et trompée n’était pas à plaindre, n’ayant eu que ce qu’elle méritait. Perversité d’une femme qui sacrifiait ses enfants et ne pensait qu’à son propre plaisir, l’avortement ‘«’ ‘ [était] le désir de s’exonérer des devoirs et des charges de la maternité, […] l’impatience de retourner à la débauche […] les rend[ait] sans pitié. Sur elles la honte [avait] peu de prise’ 217  ». La prostitution était à la femme ce que le jeu était à l’homme : une passion dévorante. Les discours dénonçaient des femmes mariées ‘«’ ‘ […] qui désert[ai]ent leurs ménages et dépens[ai]ent en de dégoûtantes orgies le fruit du travail de leurs époux et la nourriture de leur famille’ 218  ».

L’assimilation femme/prostituée se produisait dès que la femme se montrait ostensiblement à l’extérieur et participait à la vie sociale. La simple apparition d’une femme dans un lieu masculin suffisait à déclencher terreur et reproches. Celle qui travaillait dans un débit ne pouvait être qu’une prostituée. Il est intéressant de noter combien les arguments avancés par les autorités étaient parfois ténus. L’inspecteur des mœurs, dans un rapport adressé au préfet en plein ordre moral, dénonça des serveuses ‘«’ ‘ ressemblant à un petit essaim d’abeilles voltigeant […] au milieu de consommateurs ’», faisant tourner la tête des clients et ne refusant pas d’avoir avec eux ‘«’ ‘ de courtes conversations intimes’ 219  ». Leur corps seul était un scandale car, même recouvert d’habits décents, il laissait entrevoir des formes susceptibles de séduction. En résumé, cet inspecteur ne pouvait affirmer positivement que les employées de brasseries étaient des prostituées mais il se persuadait qu’elles l’étaient toutes en puissance : ‘«’ ‘ […] il n’y a pas à douter un seul instant qu’une fille encore honnête qui entrera comme servante dans un de ces établissements deviendra en peu de jours une créature pervertie’ 220  ». On voit bien comment, en partant d’une réalité – les brasseries cachaient souvent des bordels 221 –, la suspicion s’étendait à l’ensemble des employées. L’apparente faiblesse des arguments était bien une preuve de la peur panique que provoquait l’évolution du corps féminin dans la sphère publique.

Notes
215.

AML, 1122 WP 1, Lettre de Seigle Goujon au commissaire central, 06/08/1863.

216.

ADR, 4 M 508, Lettre d’un général au préfet du Rhône, 24/04/1818.

217.

ADR, 3 Up 276, Lettre du procureur général au ministre de la Justice, 12/12/1860. Cf. dans la même veine cette appréciation au sujet des enfants légitimes abandonnés « […] victimes de l’avarice et d’un sordide égoïsme », Lettre du procureur impérial auprès du tribunal de première instance de Lyon au procureur général, 04/11/1860.

218.

ADR, 4 M 159, Lettre du commissaire spécial au maire de Lyon, sd [début des années 1830].

219.

ADR, 4 M 461, Rapport de l’inspecteur du service des mœurs adressé au préfet du Rhône, 26/05/1875.

220.

ADR, 5 M 18, Rapport de l’inspecteur du service des mœurs au secrétaire général pour la police, 16/07/1878.

221.

Dans la brasserie Prost, « c’est [au militaire] qui obtiendra un baiser ou un rendez-vous. Elles boivent dans les verres de certains clients qui les tutoyent [sic] ». ADR, 4 M 461, Registre des brasseries à femmes, sd [années 1870].