Les figures de l’étranger

L’étranger se déclinait en de nombreuses figures. Le lien femme/prostituée se formait sur le dos de l’étrangère ; il était alors reconnu que la fille publique n’était qu’exceptionnellement native de la cité. Côté masculin, l’étranger était le vagabond, le mendiant et l’ambulant. Point de figures de rhétorique ici mais de véritables peurs nées du sérieux accordé aux représentations les plus fantasmées. ‘«’ ‘ La mendicité et le vagabondage dans les grandes communes présentent tout à la fois des dangers, un spectacle affligeant et l’exemple de la fainéantise encouragée. Les vagabonds peuvent être des individus à craindre’ 244  ». Effectivement, ils niaient la valeur essentielle des bourgeoisies : le travail ; l’état prolongé de misère dans lequel ils se trouvaient était entièrement de leur faute puisqu’ils refusaient de travailler 245 . Ce n’était pas leur pauvreté qui effrayait mais leur refus des règles du jeu édictées par les élites. L’ambulant, qu’il fût colporteur, marchand ou musicien, faisait partie, nous l’avons vu, de ces personnes qui enlaidissaient la ville en lui conférant son aspect désordonné ; certes, il travaillait mais contre l’intérêt de la cité. On ne sera donc pas surpris de le retrouver comme figure de la peur de l’autre, car ‘«’ ‘ […] la plupart, ne pouvant trouver dans leur prétendu commerce les moyens d’exister, [n’étaient] en effet que des vagabonds, souvent même des agens [sic] d’intrigues séditieuses’ 246  ». Il est vrai que ces petits métiers de la rue étaient parmi les plus ouverts sur la population flottante. N’importe qui en effet pouvait se faire passer, dans le tohu-bohu caractéristique des marchés, pour commissionnaire et travailler sans autorisation. Mais les représentations des élites allaient plus loin encore : le vagabond cachait un criminel, la marchande de fleurs une prostituée 247 … Tous étaient susceptibles de provoquer la peur des bourgeoisies.

Il faut rappeler l’importance de la presse dans la formation et l’entretien de ces peurs 248 . Les journaux, véhiculant les images les plus sombres du monde et amplifiant les figures angoissantes de l’autre, alimentaient l’inquiétude du pouvoir. Ce fut après voir lu la Gazette de Lyon – qui relatait un crime en mettant en cause l’insuffisance de l’éclairage lyonnais – que le préfet s’inquiéta auprès de son ingénieur en chef de l’existence de zones obscures dans la ville 249 . Les fantasmes s’entremêlaient, à chaque peur en répondait une autre. A la fin du siècle, quelques personnes, voulant protester contre la prostitution, exprimèrent un maelström d’angoisses : une jeune femme, victime d’une crise d’épilepsie sur un banc du cours Gambetta, devint une prostituée, puisqu’on ne se mettait dans un tel état que sous l’influence de l’alcool et de la débauche ; la jeunesse était forcément turbulente, fréquemment avinée et source d’insécurité 250 . Chaque représentation s’emboîtait l’une dans l’autre, le sexe, la nuit, l’agression : ‘«’ ‘ […] dès la chute du jour, des prostituées occupaient les points les plus fréquentés et joignaient presque toujours le vol à leur honteux commerce’ 251  ».

En fixant leurs peurs sur quelques figures marquantes, les élites s’imaginaient les contenir. Il fallait aussi qu’à tout ce mal correspondît un bien, qu’un bon peuple vînt contrebalancer les inquiétantes figures de l’ombre.

Notes
244.

AML, 500318, Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil municipal de Lyon, t. I : An IX-An XIV, « Séance du 30 ventôse an X », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1913, p. 184.

245.

Irène SERVETTAZ, L’opinion…, op. cit., f° 109.

246.

ADR, 4 M 17, Circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets, 27/06/1822. La pérennité des représentations n’est pas un vain mot en ce qui concerne la période qui nous intéresse. Voici un texte de 1887 évoquant les ambulants : « Ces individus sont, en général, des gens d’une conduite, d’une moralité et d’une probité plus que douteuse […] ». ADR, 4 M 18, Lettre du secrétaire général pour la police aux commissaires de la ville de Lyon, 02/02/1887.

247.

« Les offres de fleurs sont faites, le plus souvent, par de très jeunes filles, même par des enfants, et n’ont d’autre but que de dissimuler des provocations honteuses ». ADR, 4 M 18, Arrêté préfectoral du 11/03/1881.

248.

Dominique KALIFA, « Insécurité et opinion publique au début du XXe siècle », Cahiers de la sécurité intérieure, n° 17, 3ème trimestre 1994, pp. 65-76.

249.

ADR, 4 M 521, Cf. notamment la lettre de l’ingénieur en chef de la ville de Lyon au préfet du Rhône, 14/10/1859.

250.

AML, 1124 WP 14, Lettre du secrétaire général pour la police au maire de Lyon, 24/03/1893.

251.

AML, 500318, Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil municipal de Lyon, t. I : AnIX-An XIV, « Séance du 30 pluviôse an XIII », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1913, p. 600.