La place des femmes

La femme fascinait. Vous ne trouverez rien à la rubrique « homme » du Larousse du XIX e siècle, en revanche vous aurez plus d’informations qu’il ne vous en faudrait à la lecture de l’article « femme ». Si Pierre Larousse était libéral sur de nombreux points – notamment en ce qui concernait le peuple – on ne sent aucune avancée au sujet des femmes. Il ne put s’empêcher de se fendre d’un chapitre « mœurs » sous-titrée ‘«’ ‘ la femme étudiée dans ses goûts et dans l’abus qu’elle peut faire de l’usage de ses charmes ’». A la fin du XIXe siècle d’ailleurs, l’image des femmes changea en se concentrant plus particulièrement sur la prostituée – femme ‘«’ ‘ […] de la classe la plus vile et la plus crapuleuse’ 258  ». Sous l’impulsion notamment de l’école italienne de criminologie, la Belle Epoque opposa la douceur naturelle de la femme normale aux vices de la femme criminelle et prostituée 259 . Et cette femme normale correspondait à l’idéal séculaire de soumission, de bonheur domestique et de maternité.

On comprend combien la place de la femme au pied de l’échafaud pouvait gêner. Toutefois, son infériorité déclarée, la femme servit, dans le cadre de l’exécution capitale, d’exutoire à la honte masculine. Elle ne détournait pas son regard de la guillotine, ce qui choquait l’homme et lui permettait de se déculpabiliser en insistant sur la présence féminine aux exécutions (l’homme ne fut jamais déprécié ni accusé, à moins d’appartenir au monde des escarpes). A ce propos, Arlette Farge note que la femme ne participait pas à la violence légitime. Contrairement à l’homme, qui pouvait faire la guerre, elle ne donnait pas la mort à moins de se faire criminelle. Là était toute la différence puisque ‘«’ ‘ […] la spectatrice doit rendre compte de la fixité de son regard que ne peut justifier la nature de son rôle social et public’ 260  ». Flagrante inégalité des sexes : la femme ne pouvait goûter ce spectacle comme n’importe quel homme. De plus, sa place était à l’intérieur : une femme se trouvant dehors pour son propre plaisir était mal vue. Dans la foule, elle était mélangée aux hommes dans une proximité intolérable pour les observateurs – alors même que la vie de la femme du peuple était naturellement orientée vers l’extérieur. Mauvaise femme, elle était également mauvaise mère pervertissant sa progéniture puisqu’elle menait ses enfants voir la mort. Ceux qui s’opposaient à la foule étaient originaires d’un milieu où l’enfance était déjà totalement protégée de certains aspects de la vie (sexualité, violence). Comme ils appliquaient leur mode de pensée aux façons de faire du peuple, ils trouvaient logiquement scandaleuse la présence d’enfants à ce spectacle.

Définitivement, la femme était l’élément perturbateur ; on en vint à lui reprocher de ne pas être un homme. L’image des femmes rejoignit de ce fait facilement l’autre grande figure émergeant de la masse, celle des bas-fonds – « des hommes tarés qu’elles fréquentent 261  », des sous-hommes en quelque sorte, plus féminins que masculins. Les discours décrivaient les exécutions capitales comme le lieu de rencontre de tous les déclassés, de ceux que la société réprouvait 262 . L’idée selon laquelle ceux qui venaient voir fonctionner la guillotine seraient des criminels qui, tôt ou tard, ne tarderaient pas à monter à leur tour sur l’échafaud était d’ailleurs fort répandue. Des escarpes de la Monarchie de Juillet aux Kangourous 263 de la Belle Epoque, les discours ne changèrent guère, toujours attachés à déformer une réalité inacceptable. La tourbe s’agglutinant en masse autour de l’échafaud 264 s’intégra totalement à l’imaginaire du crime, tel que Dominique Kalifa a pu le définir. Il s’agissait en effet de présenter des bandes de jeunes marginaux, soudés, cherchant à troubler l’ordre et ‘«’ ‘ […] capables d’endosser tous les méfaits du monde’ 265  ». L’archétype du criminel était le repris de justice. ‘«’ ‘ Le forçat ! Dans ces deux syllabes […] se personnifient toutes les passions désordonnées qui écument et bouillonnent à la surface de notre société ’», à savoir le vol, le viol, l’incendie et l’assassinat 266 . Face à ces visions peu rassurantes, les élites tentèrent de distinguer le bon grain de l’ivraie. En insistant sur l’omniprésence des femmes, des délinquants et des criminels, elles se cachaient la réalité, refusant d’accepter que le « bon peuple » fût majoritaire parmi les spectateurs. Au peuple, elles opposaient la populace qui le pervertissait et l’entraînait là où, de lui-même, il ne serait pas allé.

Notes
258.

ADR, 4 M 184, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 07/03/1822.

259.

Cesare LOMBROSO, Guglielmo FERRERO, La donna deliquente, la prostitua e la donna normale, Torino, Roux, 1893, 640 p.

260.

Arlette FARGE, La vie…, op. cit., pp. 219-220.

261.

AML, I1 249, Rapport du commissaire spécial au maire de Lyon, 15/07/1834.

262.

Cf. texte D ci-dessus.

263.

Les Kangourous lyonnais étaient les pendants des Apaches parisiens. Le retentissement de leurs « exploits » ne fut toutefois en aucun cas comparable à celui de leurs homologues de la capitale. Ils furent, du reste, certainement « inventés » en réaction au succès parisien des Apaches.

264.

Cf. texte C ci-dessus.

265.

Dominique KALIFA, L’encre et le sang. Récits de crimes et sociétés à la Belle Epoque, Paris, Fayard, 1995, pp. 162-163.

266.

A. ACHARD et alii, Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIX e siècle, t. 1 : Province, Paris, L. Curmer, 1841, p. 65.