2 - Peuple/populace, public/foule

Le civilisé et la foule

Ne participant pas au spectacle de la peine de mort, les élites ne pouvaient comprendre ce qu’elles ne connaissaient pas. La foule les effrayait puisqu’elles n’en faisaient pas partie ; la promiscuité qu’elle engendrait les gênait car elle ne correspondait pas à leur culture de la civilité. Ce fut donc bien un profond écart de sensibilités entre le bas et le haut de l’échelle sociale qui entraîna l’incompréhension. Ce que les classes supérieures acceptaient, elles ne le classaient pas avec la foule dont elles ne faisaient jamais partie. Le public des Assises, composé notamment de représentants des bourgeoisies, lui était ainsi opposé. Elles justifiaient leur présence au spectacle de la cour d’assises en la qualifiant de « naturelle ». En revanche, elles taisaient les éléments bourgeois parfois massés autour de la guillotine, à moins d’utiliser à nouveau l’argument de la présence naturelle (lié au caractère exceptionnel d’une exécution) ou de faiblesse (la foule entraînant malgré eux des braves gens). Le lectorat d’une presse lyonnaise bourgeoise n’hésitant pourtant pas à mettre le sang à la une représentait également l’antithèse de la foule. Celle-ci, féminine et bestiale, s’opposait donc au peuple et au public 267 , masculins et civilisés, comme le prouve cet exemple tiré du Salut Public : ‘«’ ‘ [au passage du convoi] le public […] se tait et se découvre […] une foule nombreuse dans laquelle, comme toujours, les femmes sont en majorité, essaie de s’approcher ’» 268 . La foule se muait en public lorsque son comportement la rapprochait des sensibilités de ceux qui la jugeaient 269  ; il lui fallait être calme et respectueuse pour être convenable et éviter les allures festives pour que sa bonne conduite fût saluée. A propos de l’exécution susmentionnée du 20 février 1833 qui vit les restes du supplicié traverser la ville dans une charrette découverte à la grande indignation de la population, il est remarquable de constater que les journalistes employèrent le terme de peuple pour nommer la foule choquée 270 . A la foule, les bourgeoisies préféraient le lectorat, à l’exécution elle-même, elles privilégiaient son compte-rendu dans la presse. Etre ensemble pour voir la mort les dégoûtait et leur faisait peur, non l’événement en lui-même, car beaucoup lisaient, seuls, chez eux, dans leur journal, les histoires d’échafaud – signe du repli intime chez soi et sur soi.

Ainsi peut-on dire que le peuple magnifié était masculin et le peuple détesté féminin. Cette vision était partagée par le plus grand nombre, notamment lors des événements politiques. Sous la Révolution, le peuple citoyen était uniquement composé d’hommes au contraire du peuple barbare des contre-révolutionnaires représenté par des femmes 271 . L’élément bourgeois, qui pouvait se trouver dans la foule, était escamoté : les élites se protégeaient. Elles agissaient de même concernant les jeux de hasard. Nous avons noté que la municipalité dénonçait le fléau du jeu en précisant qu’il touchait l’ensemble des classes sociales. Rapidement, le rôle des bourgeoisies fut minimisé – elles étaient excusables car elles avaient de l’argent à dépenser – avant d’être « oublié ». En revanche, l’accent fut mis sur le désordre populaire : ‘«’ ‘ Des gens qui ne vivent que de leur travail payent du salaire de leurs journées l’apprentissage de l’oisiveté, du vol, de l’assassinat ou du suicide’ 272  » – rien de moins.

Notes
267.

Cf. texte H ci-dessus.

268.

Le Salut Public n° 30, 30/01/1894.

269.

« La foule est une collectivité barbare et atavique – le public est une collectivité évolutive et moderne ». Scipio SIGHELE, La foule criminelle, Paris, Alcan, 1901 (première édition originale 1891), p. 227.

270.

Le Précurseur n° 1 914, 20-21/02/1833.

271.

Dominique GODINEAU, « De la rosière à la tricoteuse. Les représentations de la femme du peuple à la fin de l’Ancien Régime et pendant la Révolution », in Jean-Louis ROBERT, Danielle TARTAKOWSKY [dir.], Le peuple…, op. cit., pp. 67-82.

272.

AML, I1 239, Arrêté du maire de Lyon, 31/01/1806.