Différencier le bon du mauvais sujet

A propos d’un mauvais sujet, un commissaire de police lâcha, excédé : « son existence est un problème 273  ». Par opposition, le bon sujet était celui qui n’encombrait pas les archives de la police et de la justice, celui qui menait une vie tranquille, réglée sur les normes édictées par la société, celui qui ne se faisait remarquer que par sa bonne conduite et ses bonnes actions, celui que, finalement, le pouvoir ne rencontrait jamais ou fortuitement, au détour de demandes de renseignements. Qui était alors ce bon sujet ? ‘«’ ‘ […] Il est très tranquille, très laborieux et bon père de famille ; il sort très rarement et seulement lorsqu’il a fini sa pièce. Il ne fréquente qu’un […] ouvrier comme lui et qui lui-même se conduit bien ’». Idéalement, il se définissait ainsi ; pratiquement, on devait bien lui reconnaître quelques défauts – du moment qu’ils ne portaient pas trop à conséquence – puisqu’il était issu des classes populaires : ‘«’ ‘ Ils n’ont d’autres défauts que de se livrer à la boisson. Le commissaires de police de leur arrondissement […] les représente comme n’étant nullement dangereux quoique professant une mauvaise opinion’ 274  ». La réalité obligeait parfois à prendre en considération un entre-deux, le degré de dangerosité que représentait l’individu faisant alors pencher la balance du bon ou du mauvais côté. Malgré ce que semble indiquer notre exemple, professer de mauvaises opinions politiques vous classait immédiatement parmi les pires sujets, de même qu’un dérèglement des sens. En revanche, l’habitude de s’enivrer, si elle était une tare, ne vous empêchait pas d’être considéré comme brave et honnête 275  ; il fallait laisser au peuple quelques-uns de ses plaisirs !

Essayons de reprendre les critères les plus courants permettant au pouvoir de distinguer les bons des mauvais sujets à l’aide d’une enquête de police menée à la fin du Second Empire. En 1865, les membres de la compagnie maritime mobile de sauvetage souhaitèrent reconstituer leur société. Pour obtenir l’aval des autorités, chacun d’entre eux fit l’objet d’une enquête autant socioéconomique que morale 276 . Mœurs et travail étaient les critères les plus importants. Un tel était marié et avait deux enfants, tandis qu’un autre avait quitté femme et enfants pour vivre en concubinage. L’un était propriétaire de bateaux à louer, possédait deux maisons et un jardin sur le terrain des Hospices, l’autre, ancien maître menuisier, brocantait des objets de faibles valeurs à la suite de mauvaises affaires qui l’avaient endetté. D’autres encore étaient des travailleurs courageux alors que certains étaient des ouvriers peu laborieux qui participaient à toutes les grèves. On se méfiait de ceux qui avaient méchant caractère et cherchaient facilement querelle ; on louait l’homme calme et rangé amoureux de l’ordre. La question de la fréquentation du débit de boissons était tapie derrière ces jugements – ce qui n’avait pas forcément à voir avec l’alcoolisme. Du bon sujet, on rapportait qu’il ‘«’ ‘ [allait] très peut [sic] au cabaret, [que] sa meilleure société c’[était] sa femme et ses enfants ’». Enfin, la peur de l’étranger – mêlée à celle du fauteur de troubles – faisait préférer celui qui habitait depuis de nombreuses années dans son logement plutôt que celui qui se trouvait toujours entre deux déménagements. Le véritable mauvais sujet était apparenté autant que possible au criminel s’il était un homme, à la putain s’il s’agissait d’une femme. Une de ces enquêtes nous explique ce qu’étaient « toutes les mauvaises qualités du monde » pour un homme : ivrogne, voleur, souteneur redouté parce que « capable de tout ». En un mot, celui qui répondait à ces critères n’était pas loin de la prison.

Cette partition du peuple recouvrait en partie l’ancienne distinction bon/mauvais pauvre, qui avait disparu quelques siècles auparavant lorsque le pauvre cessa d’être assimilé au Christ. Pour les élites, le peuple était de toute manière considéré comme pauvre 277 . Dans les asiles de nuit temporaires de la fin des années 1880 on tentait encore d’opérer un tri parmi les déclassés – mais les discours dominants considéraient toujours que ces lieux étaient les refuges de la crapulerie. En définitive, ce qui était bas était obligatoirement mauvais – le peuple était obligé de travailler pour vivre –, et les philanthropes n’étaient pas nombreux dans la société et encore moins dans les cercles dirigeants.

Notes
273.

ADR, 4 M 188, Lettre du commissaire de police de Louis le Grand au préfet du Rhône, 10/02/1823.

274.

ADR, 4 M 371, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 14/08/1820.

275.

Du moins jusqu’en 1873 et la pénalisation de l’alcoolisme.

276.

AML, I1 259.

277.

A l’article « peuple », le Larousse du XIX e siècle opère un renvoi au mot paupérisme « car l’histoire du peuple, c’est l’histoire de la misère ».