1831

Dès les premiers instants de la révolte, le pouvoir tenta de rallier à sa cause les Lyonnais en se persuadant de la confiance de tous et en dépréciant l’ennemi. Il était expliqué que, d’une part, cet ennemi souhaitait mettre à bas la cité et sa prospérité en attaquant son activité manufacturière et que, d’autre part, la révolte était matée ou sur le point de l’être. On en appelait donc à l’orgueil de la population tout en essayant de la dissuader (les meneurs auraient été arrêtés et la machine judiciaire aurait été mise en route). Les autorités œuvraient à convaincre les Lyonnais qu’il n’y avait pas de vacance du pouvoir – et la proclamation du 23 novembre 1831 en est l’exemple parfait puisqu’elle fut signée du préfet, de l’adjoint au maire et de trois conseillers (44 280 ). En outre, elle se concluait sur une phrase illustrant l’union des pouvoirs locaux : ‘«’ ‘ […] nous demeurons en permanence réunis dans l’Hôtel de la Préfecture ’». Le pouvoir dissimulait ses angoisses ; il délivrait un message de contrôle absolu en affirmant ne pas s’être laissé longtemps surprendre et en faisant dépendre de lui seul le dénouement du conflit. Mais comment se donner une vision rassurante de la ville rebelle ?

De façon classique, la mairie et la préfecture séparèrent le bon grain de l’ivraie ; car si le pouvoir savait faire preuve de clémence paternelle pour ses enfants, il savait punir les perturbateurs étrangers à la ville (14). La réconciliation s’opéra en deux temps. Les autorités classèrent tout d’abord la population en deux catégories : ceux qui avaient mal agi et ceux qui étaient restés passifs. Elles fustigèrent ceux des Lyonnais qui avaient suivi la révolte au mépris de la raison : ‘«’ ‘ […] mais la loi n’a-t-elle pas été méconnue ? Ses organes n’ont-ils pas été violemment attaqués ? La population entière a-t-elle fait ce qu’elle devait pour prévenir de pareils attentats ? ’» (48). La proclamation cherchait à inoculer un sentiment de honte auprès des Lyonnais qui ne se seraient pas montrés à la hauteur des engagements de leurs pères : ‘«’ ‘ […] vous vous étiez toujours montrés dignes d’eux ! Qui vous a fait oublier tant de traditions honorables ? ’» (48). Une ‘«’ ‘ ville coupable ’» était venue salir ‘«’ ‘ une ville pure d’innocence, une ville vierge de toute faute » ’(49). Accusation sans précédent, signe d’événements graves ayant profondément choqués les élites. Bien entendu, cette position n’aurait pu être tenue indéfiniment et le pouvoir revint vite à d’anciennes façons de faire. La seconde étape de la réconciliation fut de rappeler que les Lyonnais étaient ‘«’ ‘ Laborieux, économes et intelligens [sic] ’» (49) et que « le bon esprit de la population » avait su éviter le pire (46). On serait même tenté de comprendre ces sermons comme des conditions nécessaires au pardon, amenant in fine le pouvoir à reconnaître la détresse ayant pu inciter certains à suivre les rebelles. Au fil des jours, les deux catégories de départ ne firent plus qu’une et furent augmentés d’une troisième regroupant ceux qui avaient payé de leur personne pour la défense de l’ordre. Créée a posteriori, elle témoignait d’une reconstruction rapide du passé au profit d’une unité retrouvée. ‘«’ ‘ Que les citoyens paisibles se rassurent ’» : le père ne punissait pas ses enfants, espérant que ‘«’ ‘ toute récidive [était] impossible désormais ’» (48). La grandeur d’âme du souverain fut d’ailleurs mise en scène dans une proclamation double par laquelle le maire demanda pardon et le duc d’Orléans, malgré sa « profonde tristesse », pardonna : ‘«’ ‘ […] je suis venu, non pour chercher des coupables […] mais pour rappeler à des Français égarés quels sont leurs devoirs ; et […] quel est leur véritable intérêt ’» (49). Cette magnanimité devait ramener un peuple perdu dans le giron paternel davantage que ne l’eût fait une politique de la terreur.

Au terme de la première révolte, le pouvoir en devint le gardien de la mémoire, grâce à sa domination de l’écrit. Sa gestion mémorielle confina à l’occultation : ‘«’ ‘ Que notre devise soit dès à présent et pour toujours UNION, FRATERNITE, OUBLI complet du passé ’» (47). Les peurs du pouvoir l’amenèrent à solliciter l’amnésie générale, comme pour faire croire qu’il ne s’était agi que d’un mauvais cauchemar. Le seul souvenir autorisé fut celui de 1793 : les édiles invitaient la population à ne pas revivre les atroces divisions passées. Mieux encore, les discours venus conclure la révolte devaient faire croire que celle-ci avait compromis le redressement économique de la cité : ‘«’ ‘ La paix allait augmenter le masse du travail, et vos salaires se fussent accrus au-delà même de vos espérances. Le trouble, qui a été jeté dans notre ville, a tout compromis ; il arrête les demandes ; il éloigne les acheteurs ; il sert de cette façon et à votre insu la rivalité des Fabriques étrangères ’» (48). Ou comment ramener une demande politique et sociale à une question de simple concurrence économique. Révoltés et autorités ne parlaient définitivement pas le même langage. Jamais les problèmes soulevés par les canuts ne furent mentionnés dans les proclamations pour laisser le moins de prise possible à leurs revendications et ne pas les légitimer. Le pouvoir avait avant tout intérêt à se montrer comme le deus ex machina susceptible de soulager la misère ouvrière.

Notes
280.

Pour éviter d’alourdir ce texte par de trop nombreuses notes de bas de page, nous opérons après chaque citation un renvoi au numéro du texte original reproduit en annexe (cf. annexe n° 7).