1834

En 1834, les artifices distinguant les émeutiers se précisèrent : le pouvoir désirait persuader la population qui pouvait être tentée de les suivre qu’elle n’avait pas affaire à une coalition d’ouvriers se battant pour leurs droits – façon de préparer la réconciliation à venir et d’affirmer que les ouvriers lyonnais vivaient suffisamment bien pour ne pas avoir à se soulever. En effet, ceux qui se plaçaient à la tête d’un tel mouvement et brisaient les métiers voulaient, comme en 1831, causer la perte de Lyon ; ils étaient les fils des monstres de 1793 et voulaient replonger la ville dans les heures les plus sombres de la Révolution (57). ‘«’ ‘ Ce ne sont pas des Lyonnais, ce ne sont pas des Français qui ont pu concevoir de pareils desseins ’! » (51) mais de véritables bandits seulement animés par leur désir de pillage et de destruction. L’intervention de l’armée devint une éventualité rendue nécessaire à cause des insurgés qui attaquèrent « le siège de la justice » (55) ; elle servait aussi à stigmatiser le manque de courage des insurgés qui fuyaient comme des lâches devant la valeur des troupes. La population devait se rendre compte qu’une insurrection menée par de tels individus était forcément vouée à l’échec. Le 10 avril, il n’était déjà que question de simples « maux passagers » (55) et, le lendemain, les autorités demandèrent aux habitants de faire de la résistance active et/ou passive dans le but de contrer les factieux (56). Ne souhaitant pas reconnaître un quelconque droit à des insurgés, le pouvoir se présenta sous les traits d’une victime agressée et obligée de se défendre : ‘«’ ‘ […] l’un des individus arrêté était prêt à lancer un caillou contre la troupe, il en avait un second dans la poche ’» (52). Autojustification et dépréciation de l’ennemi aboutirent à la conclusion suivante : que les Lyonnais fissent leur choix et le bon. Mais la réaction de la population ne souffrait d’aucune ambiguïté ; du moins le pouvoir cherchait-il à s’en persuader afin de conjurer le pire : ‘«’ ‘ Les chefs d’ateliers, les ouvriers de toutes les professions, repousseront désormais avec horreur toutes ces idées politiques anti-sociales qui traînent après elles la misère et le désespoir, bouleversent toutes les existences, et ont failli amener la destruction de la Cité la plus industrieuse de la France ! ’» (57).

Le pouvoir paraissait fort au temps des réconciliations quand il pardonnait et demandait que tous reprissent ‘«’ ‘ […] le cours de leurs occupations habituelles ’» (46). Dans la réitération quotidienne de semblables demandes, le pouvoir laissait poindre un malaise et n’hésitait pas à brandir sa déception et à exprimer qu’il avait été ‘«’ ‘ Profondément affligé des malheurs qui [avaient] déchiré la Cité […] ’» (57). Une fois de plus, la proclamation rejetait la répression au profit d’un lien à reconstruire et apportait « des paroles de paix ». Si jamais, durant l’épisode de 1834, il ne fut fait une seule allusion à 1831 – comme si les deux révoltes n’avaient rien à voir – il ne fut pas opéré d’appel à l’oubli. L’anniversaire des Trois glorieuses fut l’occasion de demander à la population pourquoi elle avait souhaité renverser le meilleur des gouvernements (58). Mais les autorités locales s’empressèrent dès 1835 de se dédouaner avec un brin de soulagement : les fauteurs de troubles avaient quitté Lyon pour investir la capitale (60).

Par la suite, le pardon octroyé fit de La Croix Rousse et des canuts des Lyonnais à part entière tandis qu’était stigmatisé le quartier de La Guillotière où auraient résidés de nombreux étrangers. Le romancier François Linossier, dans sa grande fresque lyonnaise, reprit la distinction entre une majorité calme et une poignée d’agitateurs inconnus en l’appliquant désormais aux ouvriers de La Croix Rousse et à la population flottante de La Guillotière. Laborieux et honnêtes, solidement implantés dans leur quartier, les premiers étaient opposés à la minorité étrangère venue semer la discorde rive gauche, ‘«’ ‘ […] soufflant les idées du mal à celui qui patient subit les douleurs des tristes jours en attendant un avenir meilleur’ 281  ». Pierre Larousse, évoquant le peuple lyonnais, fit le même constat. En effet, selon lui, le bon ouvrier habitait La Croix Rousse, tandis que l’agent séditieux ne pouvait se cacher qu’à La Guillotière 282 .

La construction d’un ennemi étranger et la justification d’un pouvoir ralliant à sa cause les Lyonnais étaient les deux pôles d’une même stratégie. Manière de vaincre ses peurs en se persuadant de la sagesse populaire ? Aveuglement ? Tactique du pardon et de l’oubli pour mieux régner ? Impossibilité de s’en prendre à tous et volonté de se concentrer sur les quelques-uns qui faisaient l’affaire et permettaient d’alimenter l’exemplarité ? Poids de l’épisode révolutionnaire qui faisait refuser systématiquement une politique répressive dont on savait par expérience qu’elle n’engendrait que la terreur ? Tout cela réuni, sans aucune doute, et certainement plus encore.

Contre la contamination de la foule, les élites se focalisaient sur les individus. Mis à part quelques éléments dangereux mais parfaitement identifiés – fille publique, criminel, étranger – les gens du peuple, considérés isolément, étaient calmes et sensés 283 . La partition entre les bons et les mauvais sujets ne fut jamais aussi opérante qu’en période de troubles ; lors de ces douloureux instants, le pardon était délivré avec d’autant d’empressement que les quelques meneurs étaient châtiés sévèrement. Alors, la partition classique des temps de paix opposant le « je » du pouvoir et le « vous » du peuple laissait la place au « nous », adversaire uni du « ils ».

Au bout du compte, nous ne croyons pas que s’opéra, après 1848, une distinction entre classes laborieuses et classes dangereuses 284 . Il y aurait plutôt toujours une surimpression des deux discours, l’un l’emportant sur l’autre au gré des événements. De quelle manière cela put-il influencer les façons dont le pouvoir se présentait à la population ? Et comment ce peuple, espéré et critiqué, voyait ceux qui étaient au-dessus de lui et comment se définissait-il en fonction de cette représentation ?

Notes
281.

François LINOSSIER, Les mystères de Lyon. Histoire anecdotique, politique et philosophique de la ville de Lyon, Paris/Lyon, Storck, 1856, p. 81. Une quarantaine d’années plus tard, on opposait encore une population du IV° arrondissement, méritante parce que « très sédentaire, vivant d’une industrie spéciale qui se continue de père en fils », à celle du III° « généralement cosmopolite ». Délibération du Conseil municipal, citée dans Claudine DAHAN, La misère…, op. cit., f° 102.

282.

« […] certes à Lyon comme dans toutes les grandes agglomérations, il existe des éléments mauvais et corrompus. Mais ce n’est point parmi la laborieuse population de la Croix Rousse qu’il faut les chercher. Là, ce qu’on trouve à peu près partout, c’est l’ordre, le travail, l’esprit de famille. Les repris de justice, les gens sans aveu, les paresseux qui ne veulent pas demander au travail les moyens d’existence, les hommes impurs […] cherchent généralement un refuge dans des repaires immondes à La Guillotière ». Cf. Larousse du XIX e siècle, article « Lyon ». Il faudra retenir cette partition de l’espace urbain en abordant la question des techniques de surveillance mises en place par le pouvoir.

283.

Voir à ce propos les analyses de Gustave Le Bon dans Psychologie des foules, Paris, PUF, 1963 (première édition 1895), 130 p.

284.

C’est là l’idée ancienne de Louis Chevalier, la plupart du temps reprise telle quelle par les historiens. Cf. Classes…, op. cit.