Afficher sa légitimité

La proclamation asseyait la légitimité du souverain. Et dans un siècle connu pour son instabilité politique, rien de plus important que de pouvoir prouver que l’on n’était pas un usurpateur. Quelque fût le souverain, faire reconnaître sa légitimité revenait à faire accepter la domination naturelle du pouvoir sur le peuple. Les proclamations insistaient sur une société pyramidale avec en haut le souverain, en bas la population, et au milieu des intermédiaires tels que le maire et le préfet. Afin que cette domination fût intériorisée, la forme même des proclamations renvoyait l’image de l’échelle sociale. Tandis que le mot peuple n’était employé qu’une ou deux fois avec une majuscule, les souverains, leur famille et les magistrats, nous l’avons déjà souligné, s’écrivaient systématiquement avec une noble majuscule. Eux représentaient le pouvoir, donc le haut de la pyramide, au contraire du peuple référencé par la minuscule roturière de ceux qui obéissaient. En se plaçant au sommet de la pyramide sociale, le souverain représentait toute la France.

Les gouvernements successifs tentèrent donc d’asseoir leur légitimité. Bonaparte, le général sorti ex nihilo, était, des souverains du XIXe siècle, celui qui ne pouvait se raccrocher à une légitimité héritée de ses ancêtres. Devant construire la sienne, il réussit à se présenter tout à la fois comme l’héritier de la Révolution et comme celui qui sut restaurer un pouvoir fort. L’autocélébration du 18 brumaire fut l’une des premières manifestations de cette légitimité en construction ; elle permit de faire passer un coup de force pour un élan libérateur en le cachant derrière le paravent de la paix de Lunéville. Plus largement, sa légitimité nouvelle naquit de sa capacité à se présenter dans les habits de celui qui garantit la paix. Parallèlement, Bonaparte démontrait qu’il n’y avait qu’une seule et unique légitimité puisqu’il avait réussi à transcender « quelques dissensions intestines ». L’opposition se trouvait ainsi logiquement minimisée ou reléguée au rang de monstruosité ; devenir légitime, c’était pouvoir rallier le plus grand nombre et faire appel au peuple considéré comme un bloc homogène et unanime. Une quarantaine d’années plus tard, Louis Napoléon Bonaparte, président se rêvant empereur, dut à son oncle sa légitimité. Lui qui se faisait appeler « Le président LOUIS NAPOLEON » sur les proclamations, mettait, grâce à l’utilisation de majuscules, l’accent sur sa filiation davantage que sur son titre. Que retinrent les lecteurs si ce ne fut ce Napoléon s’étalant en gras ou cet aigle surmontant l’affiche ? Les textes eux-mêmes ne faisaient pas mystère des intentions du prince président : ‘«’ ‘ Il […] apporte d’affectueux souvenirs de famille que l’histoire a consacrés […] ’» (79). De plus en plus explicites, les proclamations firent du neveu le continuateur de la légende napoléonienne. ‘«’ ‘ Au commencement du siècle, un grand homme, le vaillant et glorieux défendeur de notre indépendance venait […]. Après cinquante années, l’héritier de son nom, chef aussi de cette grande nation, vient à son tour nous visiter » ’(80).

Le principe de la légitimité dynastique ne posa, en revanche, aucune difficulté aux Bourbons et aux Orléans qui ne cessèrent de glorifier leur famille – l’hérédité étant le fondement de la monarchie française. La Révolution ayant rompu ce principe, les affiches rappelèrent à maintes reprises le caractère naturel de l’hérédité basée sur une transmission authentique des vertus de génération en génération. Toutefois, les légitimistes étaient pris entre leur peur que le changement ne se réinstallât à nouveau et leur volonté de croire que la parenthèse révolutionnaire fut à jamais refermée. Dès le retour de Louis XVIII sur le trône de France, ils établirent un argumentaire en trois points afin d’assurer la nouvelle légitimité. Sur le temps long, il y avait le précédent séculaire de la domination monarchique (« Ô sang de Saint Louis, ô sang des Bourbons ! qui depuis tant de siècles régnez sur nous […] (30)) ; à moyen terme, 1793 et le sursaut réactionnaire de Lyon occupaient la première place du martyrologe local ; enfin, à court terme, les Bourbons apportaient la paix au pays après plus de 20 ans de guerres sanglantes. Il fallait bien cela pour pallier le déficit de popularité : qui connaissait Louis XVIII ? Les proclamations permirent de mettre en avant un nom – celui des Bourbons, toujours en gras et en majuscules – et les rédacteurs se gardèrent bien d’employer le terme de Capétiens – trop vilipendé lors des années révolutionnaires. A diverses reprises, les autorités de la Restauration firent référence aux grands rois du passé de la France monarchique (14, 35). Par ce biais, elles tentaient de présenter les membres de l’actuelle famille royale comme les dignes successeurs de leurs deux glorieux ancêtres. Le règne de Louis XVIII était considéré comme l’un des plus prépondérants de l’histoire de France ; ‘«’ ‘ […] Souverain qui servirait lui-même de modèle à tous les Princes, si nous n’avions pas possédé ses illustres Aïeux ! ’» (19). Louis XVIII eut pu être Saint Louis, tandis que le duc d’Angoulême se caractérisait par ‘«’ ‘ […] cette bonté, cette magnanimité qui sont l’apanage des Descendants du bon, du grand HENRI […] ’» (17). Définitivement, les princes pouvaient être dits « légitimes » (18).

A la suite des Trois glorieuses, il n’était pas question que Louis-Philippe réutilisât à son compte la légitimité de ses cousins qui venaient de se faire chasser du pouvoir. D’autant que ce prince ne manquait pas de légitimité historique, les Orléans ayant joué un rôle actif lors de la Révolution française. Le souvenir de 1789 et de l’action de Philippe Egalité fut cultivé : le père avait voté la mort de Louis XVI, le fils parachevait son œuvre en enterrant une deuxième fois les Bourbons. En faisant l’impasse sur 1793 au profit de l’unité des premiers mois de la Révolution, le pouvoir faisait de l’esprit de 1789 sa légitimité. Et pourquoi ne pas renforcer ce choix en s’assurant les services de Lafayette, icône de la Garde Nationale, ‘«’ ‘ vétéran de la liberté des Deux-Mondes ’» (39) ?

1848 récupéra la liberté laissée aux oubliettes par la Monarchie de Juillet et l’associa à l’égalité et à la fraternité qui avaient peu servi depuis la Révolution française (74). Reposant sur ces trois termes, la légitimité républicaine incarnait avant tout celle du peuple et se démarqua d’emblée de la révolution de 1830 qui avait été confisquée par la maison d’Orléans. Le préambule d’un arrêté d’Arago s’ouvrit par un « Au nom du Peuple » significatif ; le gouvernement y était présenté comme étant celui du peuple français (76). Selon un mécanisme bien connu, la légitimité républicaine se constituait à partir de ce qui avait été illégitime sous la monarchie.