Un peuple sans mémoire ?

Informations falsifiées, rhétorique propagandiste lourde… quelles visions du peuple avaient les autorités pour croire que leurs proclamations pussent toucher leur cible ? Le pensaient-elles réellement dénué de toutes capacités de réflexions ? La question mérite d’être posée notamment en regard de certaines campagnes d’affichage. En 1814-1815, l’empereur et ses partisans menèrent contre les Bourbons une grande bataille de la légitimité passant aussi par les mots. En quelques mois, les proclamations se succédèrent sur les murs de la ville à un rythme effréné. La monarchie mit en scène l’affrontement du légitime et de l’illégitime au travers de champs lexicaux clairement antagonistes 294 . A son retour de l’Ile d’Elbe, comme si rien ne s’était passé, l’empereur avait renoué avec l’habituelle rhétorique impériale (12) rappelant au peuple les victoires, l’œuvre législatrice, la protection du commerce et des arts. On conçoit aisément les limites de l’exercice en un siècle ayant connu tant de changements politiques. Quelle crédibilité pour le pouvoir lorsque deux affiches contradictoires étaient publiées sous la même signature ? Le 7 mars 1815, le comte de Fargues, maire de la ville, signa une longue proclamation (11) relatant le débarquement de Bonaparte en Provence (on aura noté l’emploi du nom de famille rappelant le Capet employé par les révolutionnaires à propos de Louis XVI). Il y plaidait pour l’union des Lyonnais derrière leur roi et leurs magistrats : ‘«’ ‘ […] vos Magistrats veillent : reposez-vous sur leurs soins et leur vigilance ’». Quatre jours plus tard, le même comte de Fargues fit apposer sur les murs de Lyon une proclamation des plus élogieuses à la gloire de… Napoléon (12). Dans ses deux textes, le maire insista sur l’union, l’ordre et la tranquillité. Il défendit ses intérêts et, au-delà d’un changement de régime, il chercha essentiellement à conserver le calme dans sa cité et à éviter une guerre civile telle que la ville en avait déjà connue sous la Révolution. Le 16 juillet 1815, il fit imprimer une adresse en l’honneur du retour du roi (14). Au passage, il rédigea un paragraphe pour se justifier auprès de ses concitoyens. Il cacha ses revirements sous sa volonté de servir la ville et ses habitants, souhaitant toujours les faire vivre dans le calme et l’ordre (‘«’ ‘ […] vos Magistrats […] vous parlent de vos véritables intérêts »’). Dans le même ordre d’idée, seule une lourde propagande permit, sous la Restauration, de présenter le comte d’Artois – qui n’était pas exactement le plus connu ni le plus apprécié des membres de la famille royale – sous les traits d’un homme simple et proche du peuple (7) dont les mérites étaient d’autant plus grands qu’il fit son éducation « à l’école de l’infortune » (30).

Pour agir ainsi, le pouvoir devait se représenter le peuple comme une pâte malléable à laquelle chaque gouvernement pouvait imprimer sa marque. Imperméable à toute logique politique et vivant dans le présent, le peuple ne pouvait comprendre les affrontements d’idées ni élaborer une critique politique prenant en compte les événements passés ; il suivait ceux qui lui indiquaient ce qui était bon ou mauvais pour lui. Dans le même temps, il faisait peur de par ses réactions et, une fois encore, le pouvoir tentait certainement de l’amadouer et de se rassurer lui-même.

Apparemment, la proclamation est le reflet du pouvoir absolu de l’Etat qui maîtrisait le geste et la parole, l’action et son commentaire. Mais en sommes-nous certain ? Se remarque avant tout cette insistante nécessité d’être aimé. Le besoin du contact populaire était vital pour le pouvoir du XIXe siècle, peut-être parfois présenté un peu vite comme empreint d’une froideur toute bureaucratique. En dépit des craintes que lui inspirait le peuple – et vraisemblablement à cause d’elles – il en fit toujours un interlocuteur privilégié, comme si rien ne pouvait se faire sans lui. La proclamation illustre la certitude – dans l’esprit des élites – de la fragilité de leur domination.

A travers l’étude des proclamations, nous avons pu entrevoir les stratégies envisagées par le pouvoir afin de se présenter à la population de la manière la plus avantageuse. Ces efforts nous ont indiqué la façon dont le pouvoir envisageait le peuple : un animal dangereux mais facile à dompter. Les proclamations étaient rédigées pour le peuple – ou tout au moins l’idée que s’en faisaient les autorités – à tel point qu’elles allaient jusqu’à jouer avec l’irrationalité populaire et proposaient parfois une représentation merveilleuse du pouvoir. On peut toutefois s’interroger sur l’apparente maladresse de certains artifices et la prétendue naïveté des Lyonnais – qui, à leur tour, s’adressaient par écrit au pouvoir.

Notes
294.

Légitimité : « harmonie », « paix », « heureuse tranquillité », « charme », « gouvernement paternel et légitime », « souverain révéré », « puissance », « les droits les plus sacrés », « amour », « profonde sagesse ». Illégitimité : « égarés », « déserteurs », « lie de toutes les nations étrangères », « aveugle instrument des ennemis de la France », « factieux », « insinuations perfides », « agitateurs » (11).