1 - Caractères généraux des suppliques

Qui écrit

Les émetteurs étaient des hommes dans près des trois quarts des cas. La supplique était une pratique mettant en rapport des hommes : le père, le mari, le travailleur, en un mot le chef de famille responsable, informait le pouvoir de ses malheurs et des malheurs des siens (le pouvoir, comme on le sait, incarnait la virilité au travers de la figure du souverain et de ses lieutenants). La femme n’aurait pas eu de légitimité suffisante pour apostropher le pouvoir 296 . On nous objectera qu’elles furent tout de même un quart à écrire ; nous répondrons que la plupart étaient des femmes seules qui avaient leur famille à charge et qui écrivaient pour que leur mari fût libéré. On s’aperçoit en outre qu’elles écrivaient plus volontiers à une femme – une représentante de la famille royale ou impériale le plus souvent ; elles étaient alors presque aussi nombreuses que les hommes à se manifester auprès d’elles. Très rares étaient les suppliques signées par des représentants des deux sexes. Il faut préciser que la supplique, au contraire de la pétition, était un acte personnel, que l’on écrivait seul, voire avec de la famille ou des amis confrontés à des ennuis similaires.

Il est difficile de tracer le portrait des émetteurs tant ils étaient peu diserts sur leur identité. La plupart se contentaient de donner leur nom. Ils évoquaient leur malheur ou ceux de leur famille mais restaient muets sur eux-mêmes. Seuls 3% ne précisèrent pas même leur nom et 2% ne mentionnèrent pas la ville qu’ils habitaient mais 20% « oublièrent » de citer la rue où ils étaient domiciliés et 49% ne donnèrent ni leur âge ni leur profession. De façon plus attendue, 84% n’indiquèrent pas le département ou le pays de leur naissance et 89,5% ne prirent pas la peine de préciser leur ville natale. Pourquoi un tel effacement de soi ? Peut-être existait-il un certain malaise à se livrer totalement face au pouvoir, à moins qu’il ne s’agît d’un manque d’habitude de l’écriture de soi. On pourrait y voir également la croyance en l’omniscience du pouvoir. Le souverain était, dans la mythologie politique, associé à Dieu. Décline-t-on son identité lorsqu’on s’adresse à Lui ? Il y avait dans la supplique quelque chose de la prière. Et d’ailleurs, l’émetteur, attaché à la notion de réciprocité, cherchait à passer un contrat entre lui et le pouvoir : contre une demande satisfaite, il se proposait de prier pour son bienfaiteur – les prières étant tout ce qu’il était capable d’offrir 297 .

Pour en revenir à l’identité des émetteurs, on peut avancer quelques hypothèses à partir des trop rares informations en notre possession. Tout d’abord, il ne semble pas que la pratique de la supplique fût conditionnée par l’âge tant était importante la part de la population susceptible d’être touchée de plein fouet par le malheur à n’importe quelle étape de la vie. Ensuite, la répartition socioprofessionnelle met en avant les « petits » et tous ceux qui, de manière plus ou moins prononcée, se positionnaient en marge de la norme sociale – prostituées, sans profession, anciens militaires. Cette surabondance de la misère sociale ne doit pas masquer les suppliques émanant de commerçants et d’individus appartenant aux classes supérieures. Mais dans ces derniers cas, c’était un titre, une apparence qu’ils revendiquaient car nombreux étaient ceux qui ne se trouvaient plus en phase avec leurs aspirations sociales. Quoi qu’il en fût, tous s’adressaient au pouvoir et partageaient une même foi en sa capacité à soulager les misères. Enfin, précisons que nous n’avons retenu que les suppliques émanant de Lyonnais ou d’habitants des faubourgs. Parmi eux, 28% envoyèrent leur adresse de prison – principalement des hommes. On connaît peu les origines géographiques mais nos maigres renseignements nous font émettre l’hypothèse que la supplique était une habitude partagée par tous – Lyonnais, Français et étrangers.

Voilà le rapide portrait qui peut être brossé des demandeurs, mais eux, comment se voyaient-ils ? Il semblerait que leur vision d’eux-mêmes fut fortement empreinte de dolorisme. Le peuple tel qu’il se peignait dans les suppliques était celui du pauvre parmi les pauvres, se montrant à nu, détaillant sa déchéance et exhibant son corps « couvert de cicatrices 298  ». Bien entendu, nous ne sommes pas dupes : il s’agissait aussi d’une stratégie de séduction entreprise auprès des destinataires par le biais d’une récurrente dialectique du malheur. Malgré tout, des parcelles de vérité s’échappent d’une telle vision : le peuple se plaçait forcément en bas de cette échelle sociale construite par les élites. Dans le même temps, on évitait de se présenter comme un moins que rien. On ne présentait uniquement que des malheurs jugés positifs. Il y avait un certain orgueil à se présenter sous le meilleur jour. Et si jamais on rappelait son passé de vaurien, c’était pour mieux valoriser ses sincères velléités d’amendement 299 . Certaines situations étaient difficiles à avouer et les périphrases employées traduisaient une gêne et une fierté ; quand la famille Maurier n’eut plus d’autres ressources que celle de mendier dans les rues, elle sollicita du préfet l’autorisation de faire ‘«’ ‘ […] une collecte dans la ville de Lyon pour interesser les ames bienfaisante a [leur] venir en aide [sic]’ ‘ 300 ’ ‘ ’». Louis Chevalier estimait que la pensée bourgeoise sur le peuple – sauvage, barbare, nomade, taré, dangereux – n’était pas si éloignée de celle que le peuple portait sur lui-même 301 . Au moins pouvons-nous affirmer notre désaccord avec cette thèse. En basant son étude de l’opinion populaire sur la presse et la littérature ouvrière dont les auteurs n’avaient plus que des rapports ténus avec le peuple, il fut victime d’un effet de source l’empêchant de comprendre la dimension stratégique d’une telle dévalorisation de soi.

Notes
296.

Sauf dans les cas de tensions sociales et de grèves féminines – absence de l’homme oblige – qui voient les femmes s’adresser directement au préfet. Cf Michelle PERROT, Les ouvriers en grèves (France, 1871-1890), Paris, Mouton, 1974, t. 1, pp. 318-330.

297.

« […] en reconnaissance de tous de bon procédée je ne saiserai d'aufri des veux au ciel pour la conservation de vos heureux jour [sic] ». ADR, 4 M 158, Supplique de la femme Pardon au préfet du Rhône, 02/1826.

298.

ADR, 4 M 158, Supplique de Joseph Faure au préfet du Rhône, 06/1824.

299.

« […] si vous daignez me rendre à la liberté, tous mes instants seront dorénavant consacrés au travail et à réparer mes torts envers la société ». ADR, 4 M 370, Supplique de Joseph Colonge au préfet du Rhône, 03/02/1815.

300.

ADR, 4 M 378, Supplique de Maurier au préfet du Rhône, 04/01/1866.

301.

Louis CHEVALIER, Classes…, op. cit., pp. 497 sq.