Les destinataires

Le peuple connaissait les dirigeants de la ville comme ceux du pays – ce que suggère une répartition des suppliques par destinataire :

Tableau n° 2 : Les destinataires des suppliques (277 cas) – 1800-1880
Destinataires 302 Nombre de suppliques %
Préfet 174 63
Souverains, leurs famille et entourage 49 17,5
Intermédiaires 26 9,5
Maire de Lyon ou des faubourgs 19 7
Hommes de loi 6 2
Commissaire de quartier 2 0,5
Ministre de l’Intérieur 1 0,5

Par écrit, on s’adressait au pouvoir (préfet, ministre, famille régnante) plutôt qu’à ses exécutants (commissaires de quartier). L’antique lien unissant le souverain à ses sujets n’était pas rompu au XIXe siècle, même si, et ce n’est pas surprenant, ces suppliques datent en grande partie de la Restauration. Elles témoignent de cet amour du souverain qui a été bien étudié en ce qui concerne les débuts de la Révolution française et qui impliquait l’idée (ou la croyance) en la bonté à toute épreuve du Roi envers ses sujets 303 . Le peuple continuait de faire référence à la double fonction traditionnelle du souverain, nourricière et protectrice. Les Bonaparte furent parmi les derniers à bénéficier de ces a priori favorables. Dans cette optique, les malheurs qui survenaient malgré tout n’étaient dus qu’à l’action désastreuse de mauvais conseillers. François Ploux a bien montré comment Napoléon III, dans les premières années d’un règne difficile (augmentation du cours des céréales, choléra, guerre de Crimée), fut épargné par la grogne des mécontents ; seuls les notables – et principalement la noblesse et le clergé – furent tenus pour responsables 304 . Cela expliquerait-il l’absence des ministres et hommes politiques d’envergure (députés) parmi les destinataires ? Par l’écriture, les Lyonnais comblaient le déficit de contact physique : voir le souverain et ses proches était un événement particulier durant lequel les suppliques affluaient. Les autorités ouvrirent des registres pour que le peuple put y inscrire ses demandes, sinon chacun se serait porté au devant du cortège du Roi ou de l’Empereur afin de lui remettre en main propre son texte 305 . Ce genre d’attitude, directe et frontale, souligne à merveille la proximité que le peuple entretenait avec le chef de la nation.

Ce lien souverain/sujets est également visible au travers des suppliques adressées au préfet et aux « intermédiaires ». En effet, ces personnages de la vie locale étaient considérés, d’ailleurs à raison, comme les représentants du souverain. S’adresser à eux, c’était s’assurer une ligne directe avec celui qui dirigeait le pays – selon le même raisonnement qui incitait le parisien du siècle précédent à passer par le lieutenant de police. ‘«’ ‘ […] elle ne voit en vous, Monsieur, qu’un père commun chargé par Sa Majesté du soin pénible d’entretenir la paix et l’union dans la communauté’ 306  » écrivit-on au préfet investi des capacités du souverain. Le degré de connaissance qu’avait le peuple de ses dirigeants explique que certains croulaient davantage sous les demandes que d’autres. On écrivait à la famille royale car on estimait la connaître au nom de ce lien affectif ; on écrivait au préfet car on le connaissait également puisqu’il présidait aux destinées locales. Pour cela, les dirigeants locaux – préfet, maire, intermédiaires – étaient privilégiés car le peuple se faisait effectivement une idée de la réalité de leur pouvoir. En ce sens, il avait très bien compris la position dominante du préfet, le mieux placé dans la hiérarchie pour répondre aux suppliques. Les autres, ceux qui ne jouissaient pas d’une publicité suffisante, le peuple ne leur écrivait pas, pas plus qu’aux exécutants (le personnel policier) qu’au contraire il connaissait trop. La plupart du temps, chacun savait à qui il devait s’adresser, tel cet homme qui estima avoir davantage de chance en passant par le lieutenant de police puisqu’il était natif de Paris et par conséquent devait pouvoir facilement et rapidement satisfaire sa volonté 307 . Et pour une lettre adressée au « préfet de la ville de Lyon », nous avons retrouvé cette adresse sur une enveloppe : « à ‘Monsieur le préfet du département du Rhône, en son cabinet particulier pour lui seul […], à l’hôtel de la préfecture, place Confort des Jacobins, à Lyon, Rhône ’» 308  ; généralement les noms, fonctions et titres nobiliaires des destinataires étaient entièrement et correctement mentionnés.

Notes
302.

Quelques remarques au sujet des destinataires : des suppliques envoyées au préfet, une fut particulièrement adressée à sa femme ; la rubrique intermédiaire regroupe essentiellement l’ensemble des responsables locaux chargés de la police auxquels ont été adjoints des représentants temporaires de l’Etat (commissaire extraordinaire en 1848) ou d’une puissance étrangère (gouverneur autrichien en 1815) ; aux hommes de loi correspondent les juges et procureurs. Des 49 suppliques adressées au souverain ou à son entourage, 40 étaient destinées à la Duchesse d’Angoulême puisque, lors de son passage à Lyon, il avait été prévu de recueillir les doléances populaires.

303.

« Ne doutant pas que le 25 aout jour de la fête du Roi, sa majesté ne donne de nouvelles marques de sa clémence, en accordant la grace à quelques malheureux condamné pour opinion […] [sic] ». Supplique de Verney au lieutenant de police de Lyon, 01/05/1820.

304.

François PLOUX, « L’imaginaire social et politique de la rumeur dans la France du XIXe siècle (1815-1870) », Revue Historique, n° 2, avril-juin 2000, p. 428.

305.

Voir par exemple, ADR, 1 M 165, Organisation du séjour du couple impérial, 24-27/08/1860.

306.

ADR, 4 M 373, Supplique de Marie Debas au préfet du Rhône, 23/04/1824.

307.

ADR, 4 M 370, Supplique de Dominique Vassieux au lieutenant de police de Lyon, 09/06/1817.

308.

Respectivement ADR, 4 M 375, Supplique de Louis Abart au préfet du Rhône, 30/07/1826 et ADR, 4 M 378, Supplique d’Aimé Deletraz et Gaspard Guillermaz au préfet du Rhône, 19/10/1835.