82% des suppliques furent rédigées par l’émetteur, seule une minorité étant l’œuvre des écrivains publics ; plus de neuf sur dix signèrent en bas de leur lettre. Ces résultats, même surestimés, sont surprenants quoiqu’ils rejoignent les remarques d’Yves Lequin au sujet du bon degré d’instruction des Lyonnais 311 . Mais ce n’était pas parce qu’on écrivait soi-même sa supplique qu’on ne suivait pas les canons en vigueur (qui se retrouvent d’une lettre à l’autre). Nous avons tenté, bien que l’exercice soit hautement subjectif, d’évaluer la qualité de la langue. 58% des suppliques peuvent être qualifiées d’un excellent niveau, ne comportant aucune ou un nombre très limité de fautes. 26% sont de facture moyenne, les fautes étant fréquentes. Il y avait donc plus de huit suppliques sur dix dont le niveau de langue était bon ; seulement 12,5% des lettres contenaient au moins une faute à chaque phrase et 3,5% furent rédigées phonétiquement et ne sont compréhensibles que lues à haute voix. En définitive, on peut conclure à une bonne pratique de la langue, sans occulter le fait que les plus humbles n’hésitaient pas à se saisir de leur plume pour s’exprimer sans s’embarrasser des normes orthographiques.
Les formats des lettres étaient de deux sortes : petit format (demi A4) utilisé dans la correspondance privée habituelle et grand format (A4) réservé généralement à la correspondance officielle du pouvoir. Le premier format eut la préférence à hauteur de 58,5% – mais il faut souligner l’utilisation du grand format, peu couru et qui conférait aux suppliques un surcroît de majesté. Ce que vient confirmer la qualité du support puisque 97,5% des suppliques furent rédigées sur un papier épais de bonne tenue et apte à la correspondance. Aucune ne fut griffonnée à la hâte sur un bout de papier. De la même manière, toutes furent rédigées à la plume et non au crayon dont l’usage était pourtant répandu dans les classes populaires. De tout cela se dégage l’impression d’un respect certain de l’émetteur pour le récepteur. Un effort semblait nécessaire pour celui ou celle qui souhaitait être pris au sérieux. On ne s’adressait pas n’importe comment au pouvoir et il y avait un souci évident de présentation ; le support de l’écrit était un moyen de valoriser ce qu’on avait à défendre. Pour ajouter encore plus de poids à leur demande, ceux qui le pouvaient joignaient des certificats et des lettres de soutien signés par le voisinage, un commissaire de police, un employeur ou un curé.
A la technique matérielle de l’écrit correspondait la rhétorique ou la façon de mettre en mots sa pensée. Une supplique, classiquement, comportait quatre temps : éloge du destinataire, présentation de soi et de ses malheurs, demande, éloge final et salutations. Exposer ses problèmes ne demandait pas des pages entières et seules 17,5% des suppliques peuvent être qualifiées de longues – c’est-à-dire s’étalant sur plus d’un recto verso d’une feuille au format A4. La plupart étaient courtes et n’excédaient pas une page A4 (37,5% des cas) ou une feuille A4 (45% des cas). Les émetteurs ne perdaient pas de temps en bavardages inutiles – du reste les suppliques les plus longues se constituaient d’une ou deux idées centrales répétées ad lib. Ce que l’on disait de soi était finalement concis, seules les formules de politesse allongeaient la lettre. Malgré tout, raconter son histoire était considéré comme un plus. Ceux qui avaient des enfants à charge le précisaient toujours ; d’autres décrivaient leur passé honnête pour racheter une action illégale, selon un jeu des compensations habituel pour le peuple ne coïncidant pourtant guère avec la logique du pouvoir.
Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit., t. 2, Tableau n° 50, p. 442.