Même lorsqu’ils écrivaient leurs suppliques de leur propre main, les demandeurs employaient les formules de politesse et de respect en vigueur qu’on retrouve quasiment identiques d’une lettre à l’autre – ‘«’ ‘ […] j’ose esperer cette grace de la personne à la quelle j’ai l’honneur d’être avec respect et obeissance le devoué serviteur et pour laquelle je ne cesserai jamais de faire des vœux à l’être suprème afin que ses jours s’étendent au delas des bornes ordinaires [sic]’ ‘ 312 ’ ‘ ’». ‘«’ ‘ Chacune de ces petites histoires de tous les jours devait être dite avec l’emphase des rares événements qui sont dignes de retenir l’attention du monarque ; la grande rhétorique se devait d’habiller ces affaires de rien ’», écrivit-on à propos du siècle des Lumières 313 . Au récepteur, les plus belles qualités étaient accordées – générosité, bonté, humanité, clémence, compréhension. On pourrait aller plus loin en pensant que le peuple connaissait les seuils de la sensibilité bourgeoise et se servait de ce savoir pour ajouter du poids à ses doléances. Ainsi, une femme voulant punir la maîtresse de son mari insista sur sa moralité dépravée et argua que « […] la vertu ne [devait] jamais s’incliner devant l’hydre du vice ». Hors de propos mais fort habilement, elle conclut sa lettre en précisant que sa rivale jetait ordures et vases de nuit par ses croisées 314 .
Au-delà de ces convenances, des « maladresses » sont perceptibles. Ainsi, une phrase laissait sous-entendre qu’il n’y avait pas de barrière infranchissable entre le demandeur et le destinataire souhaitant une entrevue – ‘«’ ‘ Je demande d’étte appélle aupré devous pour mespliquer un peu mieu que le papier leporte ’[sic] 315 ». Une autre s’apparentait à un ordre – ‘«’ ‘ Voilà trois mois que vous me faites languir dans la plus affreuse misère et il serait bien tems [sic] d’en fixer le terme’ 316 ». Ces phrases, fréquemment lues, témoignent de la proximité des autorités par rapport au regard populaire, proximité qui impliquait une certaine familiarité. Pourquoi ? Simplement parce que le geste de la supplique était naturel et que le peuple concevait une réponse positive des autorités comme un devoir ; ‘«’ ‘ il faut que ma lettre ne vous soit pas parvenue ’» écrivit untel n’ayant pas obtenu d’écho à son courrier 317 . Autrement énoncé, les élites avaient le devoir de soulager le peuple et de démêler ses difficultés quand il le leur demandait. Le rôle du préfet était ‘«’ ‘ […] d’être toujours prêt a [sic] soulager les misères de [ses] administrés’ 318 ». Belle traduction de la méconnaissance des rouages administratifs et judiciaires : le préfet n’avait pas vraiment de droits régaliens et les mentalités populaires quelques décennies de retard sur la réalité.
Plus généralement, quel était le ton des suppliques ? Comment les émetteurs choisissaient-ils de mettre en forme leurs doléances ? Sept tons différents ont été principalement repérés (la majorité des lettres en intégraient plusieurs). Sur 244 suppliques à partir desquelles ce travail fut possible, une majorité – 62% – employaient un ton justificatif ; cela se comprend aisément : chacun plaidait pour sa cause et cherchait à démontrer le bien-fondé de sa demande. La persuasion passait par la négation des travers habituels et l’explication : ‘«’ ‘ ce n'est ni le jeu ni le vice qui m'a fait contracter cet engagement ce sont les besoins d'un petit commerce qui m'était nécessaire à alimenter une famille trop nombreuse pour trouver sa subsistance dans le modique revenu de mon petit patrimoine’ 319 ». On cherchait à prouver aux autorités que la misère dont on était la victime ne devait rien à une vie déréglée mais s’expliquait par la seule fatalité. Deux autres tons étaient fréquemment employés : le premier peut être qualifié de neutre et regroupe les lettres dans lesquelles l’émetteur s’expliquait sans artifice en exposant les faits de manière brute dans un langage simple (34% des suppliques) ; le second, au contraire, était implorant – l’émetteur insistait alors énormément sur ses demandes (32%). Très proches de ce dernier registre, les tons déférent (19,5%) et plaintif (17%) étaient assez bien représentés, notamment chez les plus misérables de tous ; en effet quelques-uns n’hésitaient pas à multiplier les courbettes 320 ou à s’apitoyer sur leur sort.
Pour s’assurer du succès de sa lettre, le demandeur n’oubliait pas de faire allégeance au gouvernement en place. Jean Marduel, comme d’autres, précisa combien il était un fervent partisan des lys et un amoureux de la dynastie des Bourbons, se flattant d’être membre de la société du Saint Sacrement qui ‘«’ ‘ […] n’a jamais reçu dans ses assemblées un membre opposé au gouvernement légitime’ 321 ». Chacun se vantait d’être le meilleur des sujets et s’empressait de démontrer que ses ennuis résultaient de son opposition au gouvernement précédent. On jouait avec les modes des régimes afin de prouver sa bonne foi ; ainsi, sous le Second Empire, des dénommés Napoléon mettaient en avant un prénom bienvenu, tandis que d’autres arboraient barbe et moustache à la mode impériale. Moins souvent utilisé, le ton agressif fut choisi un peu plus d’une fois sur dix (12%) et trahissait la colère – voire la folie – d’individus outrés qui se plaçaient alors plus du côté de la plainte et de la calomnie que de celui de la supplique (cependant, le ton agressif résultait parfois d’un recours maladroit aux formules de politesse). Enfin, le ton défaitiste de ceux qui croyaient que tout était perdu pour eux ne se retrouvait que dans 3,5% des lettres.
ADR, 4 M 375, Supplique de Louis Abart au préfet du Rhône, 30/07/1826.
Arlette FARGE, Michel FOUCAULT, Le désordre…, op. cit., p. 351.
ADR, 4 M 181, Supplique de la femme Guy au lieutenant de police de Lyon, 08/08/1820.
ADR, 4 M 186, Supplique de François Jimaille au préfet du Rhône, 10/03/1825.
ADR, 4 M 187, Supplique d’Anet Foucaud au préfet du Rhône, 09/05/1824.
ADR, 4 M 159, Supplique de Poulain au commissaire général de police, 01/1825.
ADR, 4 M 378, Supplique de Claude Béal au préfet du Rhône, 28/07/1875.
ADR, 4 M 156, Supplique de Joseph Garnier au général en chef de l’armée autrichienne, 07/1815.
Fleuri Caminet réalisa un travail graphique important, ornant sa supplique d’une couronne de feuillages stylisée en forme de coeur ; au centre une inscription : « il est resté gravé dans mon cœur ce serment qui nous rendait heureux sous vôtre auguste frère ; je le fis avec ame [sic] et je le réitère. Oui servir les Bourbons jusqu'au dernier moment ». ADR, 1 M 162, Supplique de Fleuri Caminet au comte d’Artois, 09/1814.
ADR, 4 M 158, Supplique de Jean Marduel au préfet du Rhône, 04/1822.