Les aléas du politique

La supplique, habitude qui court sur tout le siècle, sortit à deux reprises du canevas habituel que nous venons de présenter : en 1848 et 1870. A ces dates clés, les représentations que le peuple avait de lui-même et du pouvoir furent modifiées. Quand il se représentait en période de troubles, le peuple se grandissait et se magnifiait. En 1848, ‘«’ ‘ […] on fait […] courir le bruit que Raspail et ses adhérens [sic] ou complices ont été arrachés de leur prison par le peuple parisien. C’est surtout parmi la classe ouvrière que ce bruit qui est dénué de tout fondement circule’ 322  ». Après la « confiscation » de la révolution dès juin 1848, le peuple autocélébré, avide d’exploits, se mit en scène au travers de cette réminiscence de 1789 et 1830. Cette manière de se considérer s’accorde parfaitement avec ce que François Ploux a démontré du peuple mécontent. Selon lui, le peuple ne voyait que lui-même et dénonçait ceux qui réalisaient des profits sur sa misère et qui, par pure hostilité, laissaient pourrir intentionnellement sur pied les récoltes quand ils ne les jetaient pas à l’eau 323 … Au travers de l’imaginaire, il y avait l’écho d’une expression qu’on n’emploie plus beaucoup de nos jours : la conscience de classe (expression qui, débarrassée de ses lectures multiples, signifie bien l’idée, même confuse, d’une opposition entre « petits » et « gros »). Dans la rue aussi, certains se plaisaient à croire au renversement des anciennes hiérarchies et à l’avènement du peuple souverain – nous y reviendrons dans notre quatrième partie.

En 1848 comme en 1870, les autorités réceptionnèrent un très grand nombre de suppliques. Les demandes en tout genre purent, plus que jamais, s’appuyer sur des fidélités politiques 324 . La population prit la parole, fit part de ses enthousiasmes, de ses craintes et de ses colères quant à la situation politique, donna son avis sans qu’on le lui eût demandé. Il n’y avait alors plus vraiment de demandes pour soi – exceptées celles des prisonniers politiques. La vision traditionnelle du pouvoir cessa pendant un temps, les codes de politesse changèrent : les Lyonnais écrivirent au citoyen commissaire ou au citoyen préfet, bref à un égal plutôt qu’à un supérieur. On fit part de ses ‘«’ ‘ salutations patriotiques ’» et les expressions nées de la Révolution Française furent réemployées. En 1870, l’émetteur se plaça moins sur le plan classique du sujet s’adressant à son souverain que sur celui du citoyen en phase avec le nouveau régime ; le lien personnel disparut au profit d’un élan patriotique. L’idée de proximité avec le pouvoir fut conservée mais sous la forme d’une proximité horizontale et non plus verticale. Les marques de déférence s’atténuèrent, le ton implorant se démoda – on ne se prosternait pas devant un concitoyen. Chacun se borna à écrire sa demande sans user d’une rhétorique superflue puisque, plus encore que par le passé, on était certain d’obtenir gain de cause. Il y eut là sans doute l’expression fantasmée d’aspirations à un certain idéal politique. Mais de toute évidence, il fut aussi question de stratégie et d’adaptation à de nouvelles formes de mise en scène du rapport de soi à l’autre. Adaptation qui ne fut pas toujours maîtrisée et qui aboutit à des mélanges saisissant de style ; les nouvelles formules – « citoyen préfet », « Vive la République » – côtoyant parfois les anciennes marques de politesse – « J’ose m’adresser à l’honorable préfet », ‘«’ ‘ tout dévoué et très fidèle serviteur ’» 325 . Dès 1849 ou 1871, les velléités égalitaires retombèrent et, à nouveau, le style déférent l’emporta comme si rien ne s’était produit ; dans les années 1870 cependant, quelques suppliques adoptèrent définitivement un ton « moderne » où le sujet comme le citoyen faisait place à l’administré.

Les suppliques du XIXe siècle diffèrent peu de celles étudiées par Didier Fassin pour la fin des années 1990. On retrouve ce même besoin de construire un ‘«’ ‘ rapport individualisé’ 326  » entre deux mondes cloisonnés, de renverser les hiérarchies bureaucratiques au profit d’un contact direct entre le pouvoir et le sujet comme si les souffrances individuelles ne pouvaient trouver d’écho qu’auprès d’un autre individu aisément cernable (et non à la machine administrative). Chaque cas est unique pensait-on et, donc, chaque Lyonnais racontait son histoire personnelle. De ceux qui écrivent aujourd’hui, beaucoup le pensent encore (comment croire que sa propre déchéance sociale puisse être regroupée avec d’autres ?). La différence cependant fondamentale entre les deux époques réside certainement dans le fait que le pouvoir du XIXe siècle fonctionnait encore sur ce schéma de la singularité.

Malgré les soubresauts de la politique, l’habitude de la supplique ne se démentit pas car, à si bien se présenter, les demandeurs finissaient par obtenir une réponse – et il est impressionnant de constater combien le pouvoir prenait le temps de répondre à toutes les sollicitations, quand bien même il s’agissait d’avouer son incompétence. Et le peuple continua de demander auprès de son souverain, sachant pertinemment qu’il avait des chances d’être écouté. Ceux qui se trouvaient en prison rappelaient même au préfet ses réactions passées, lorsqu’il avait favorablement accueilli des demandes similaires. Les autorités ne refusaient jamais la supplique et chacune faisait l’objet d’une enquête minutieuse de l’administration, enquête destinée à sélectionner les individus dignes d’intérêt – à savoir ceux correspondant au profil du bon pauvre. Le pouvoir était assez entêté et cherchait à répondre à tous, mobilisant parfois plusieurs enquêteurs – ainsi que le prouve l’exemple suivant pour le moins édifiant. Dans les années 1820, une Marseillaise écrivit à de très nombreuses reprises à la Dauphine pour demander une audience particulière ; elle aurait eu des choses fort importantes à lui communiquer, sans pour autant jamais préciser lesquelles exactement. Face à son obstination, la Dauphine commença à s'intéresser à elle ; le pouvoir s'adressa à Marseille où on répondit qu'elle était bloquée à Lyon et ne pouvait aller à Paris faute d'argent ; on demanda au préfet du Rhône de l'aider à gagner la capitale où elle fut finalement reçue par la Dauphine 327 ... L’indigence du bon pauvre avait donc toutes les chances d’être, un peu, soulagée par les autorités ; ceux qui sollicitaient du travail étaient également pris très au sérieux et un service de la préfecture prenait le soin de répondre, même lorsqu’il n’y avait aucune place vacante dans l’administration. Ne cachons pas non plus que les archives de la préfecture conservèrent plusieurs suppliques dans des pochettes réservées aux plaintes en tout genre et aux fous.

Les suppliques et les proclamations nous montrent que le peuple utilisait autant que le pouvoir le concept d’identité qui réduisait le monde à une opposition entre nous et les autres. Elles fonctionnaient à peu près de la même manière : dans les deux cas il y avait ce souci de la présentation de soi (même si le pouvoir avait tendance à se glorifier et le peuple à se déprécier – mais n’est-ce pas logique ?) ainsi qu’un effort de construire une rhétorique susceptible de toucher l’interlocuteur. En ce sens, chacun se travestissait et habillait l’autre de ses préjugés (leurs rencontres ne se faisaient que par l’écrit, elles ne pouvaient donc pas se soustraire à l’emprise des représentations). Malgré tout, au-delà de ces similitudes, la population paraissait fonctionner sur un registre davantage étendu, faisant appel à une forme de pensée que l’on pourrait qualifier de multiple. A contrario, la façon qu’avaient les élites de rationaliser et de diviser le peuple n’était-elle pas symptomatique d’une pensée moderne fonctionnant uniquement sur un mode binaire ?

Notes
322.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 27/09/1848.

323.

François PLOUX, « L’imaginaire… », art. cit., pp. 431-432.

324.

« Je suis, Monsieur, un Républicain de la veille ». ADR, 4 M 160, Supplique de Quillou au préfet du Rhône, 09/1870.

325.

Pour tous ces exemples, cf. ADR, 4 M 160, Supplique de Chatagner au préfet du Rhône, 09/1870.

326.

Didier FASSIN, « La supplique… », art. cit., p. 961. Dans le cas de la proclamation le rapport était tout aussi fort mais le pouvoir cherchait d’abord à nouer un lien avec l’ensemble de la population.

327.

ADR, 4 M 159, Lettre du secrétaire des commandements et trésorier général de son Altesse Royale Madame la Dauphine au préfet du Rhône, 30/09/1828.