La parole populaire était partout, les « on sait » et autres « on dit » circulaient de la rue à l’atelier et de l’atelier au café ; le cheminement de la rumeur empruntait des voies tortueuses et, pourtant, sa rapidité de contagion était déconcertante 329 . L’exemple suivant se suffit à lui-même. En juin 1839, circula à Lyon la rumeur de l’insurrection de Paris. ‘«’ ‘ Invité à s’expliquer au sujet d’un propos qu’il aurait tenu, Charles Isidore âgé de 19 ans ½, commis chez MM Boisson et … marchand épicier en gros rue de l’arbre sec 26, a répondu que le 24 de ce mois il a répété qu’on se battait à Paris ; qu’il tenait cette nouvelle du sieur Vinard garçon de magasins dans la même maison. Vinard interrogé a déclaré qu’il tient lui-même la nouvelle du sieur Martelly logé en garni chez Laverlocher restaurateur rue saint-pierre [sic] n° 10, celui-ci a déclaré que c’est le sieur Rousset fils négociant en épiceries liquides etc., demeurant rue des Augustins maison du Boulanger qui a donné cette nouvelle dans les magasins de MM Boisson et compagnie, et il a expliqué que le sieur Rousset avait dit qu’il la tenait d’une personne qui disait avoir vu la dépêche télégraphique qui l’annonçait […]’ ‘ 330 ’ ‘ ’». Même si au bout du compte la nouvelle pouvait être totalement déformée, le peuple finissait par tout savoir et rien n’arrivait à rester longtemps secret – ‘«’ ‘ Je crois devoir vous annoncer que malgré le silence que nous avons gardé cette affaire est connue maintenant généralement […]’ ‘ 331 ’ ‘ ’». Que la transmission de la parole naquît d’une histoire fabriquée de toute pièce ou qu’elle brodât à partir de la réalité, le résultat était identique puisque le peuple n’opérait aucune différence entre les sources, souhaitant simplement s’approprier les bruits de la ville. Contrairement à l’époque actuelle, où l’individu croule sous l’information, les Lyonnais du XIXe siècle ne pouvaient compter que sur les quelques nouvelles que le pouvoir consentait à lui donner. La rumeur, en général, naît donc du manque d’informations, ce que François Ploux a très bien montré : ‘«’ ‘ […] la diffusion des nouvelles, en raison de son caractère aléatoire et fragmentée, contribue tout autant à susciter les rumeurs qu’à les détruire’ 332 ». La lenteur de l’information est tout aussi importante que sa faiblesse, car elle était souvent retenue par le pouvoir. Citons l’exemple de l’assassinat du Duc de Berry qui eut lieu le 13 février 1820 au soir et ne fut divulgué aux Lyonnais que le 17 en début d’après-midi 333 . Dans l’intervalle, la population, qui arrivait toujours à attraper des bribes d’information, échafaudait les rumeurs les plus invraisemblables, « profitant » du retard des nouvelles. Cela signifie que l’information officielle arrivait ordinairement après la rumeur et en apportait le démenti… S’il existait des rumeurs régionales voire nationales – dont le point de départ était Paris – la plupart étaient locales, se réduisant parfois à un quartier ou même à une rue. Les rumeurs du quotidien étaient souvent liées à des événements urbains (disparition, accident, rixe, etc.) ; autant dire qu’elles étaient multiples et éphémères. De temps à autre, l’une d’entre elles s’enflait et se propageait dans toute la ville pouvant alors connaître une existence de quelques jours.
Malgré tout, et à cause de ce vide, il existait une demande très forte d’informations et une insatiable volonté de savoir, quel que fût le sujet abordé. Pour cela, la rumeur jouait un grand rôle dans la pensée populaire : faute d’informations réelles, on les fabriquait. Le moindre dérangement était propice à toutes les extrapolations ; il n’y avait pas de hiérarchie des nouvelles, tout était bon à prendre, la politique étrangère comme l’événement du quartier. On peut estimer que la rumeur se développait autour de trois thèmes principaux : la politique, la catastrophe, le crime. Soit trois des intérêts principaux du peuple – par ailleurs toujours présents aujourd’hui – qui nous renseignent sur ce qui comptait pour les Lyonnais. Par exemple, en 1821, pour la deuxième fois en peu de temps, des caissons quittèrent l’Arsenal de La Guillotière pour être transférés à Grenoble ; il n’en fallait pas plus pour que courût le bruit d’un transport suspect, car nocturne, de canons et de munitions 334 . S’imposaient alors toutes les craintes d’un peuple marqué par les guerres et les affrontements civils. La crainte n’expliquait pas tout, il était aussi question d’amusement. La rumeur détournait parfois consciemment le sens d’un événement, par exemple en lui donnant une tournure politique inattendue. Sous la Restauration, une foule s’attroupa en pleine rue autour d’un aliéné ; immédiatement se répandit dans la ville une rumeur faisant du fou un ancien député 335 . Mais attention : derrière une rumeur politique ne se cachait pas un groupe d’activistes souhaitant répandre l’alarme dans le pays en attaquant le gouvernement. Celui qui relayait la rumeur n’était même pas forcément un facétieux ; bien souvent, ‘«’ ‘ […] il se content[ait] d’énoncer ce qu’il cro[ya]it être une vérité objective’ 336 ».
Mais la rumeur politique privilégia surtout un sujet à partir de 1815 : celui du retour de l’Aigle. En 1820, Bonaparte serait parti pour l’Amérique sur trois vaisseaux. Le peuple s’enflamma pendant quelques jours – temps relativement long pour une rumeur 337 . Ce non événement se superposa avec la mort de SAR le Duc de Berry. ‘«’ ‘ Les habitants de notre grande ville ont manifesté dans cette triste circonstance des sentiments éminemment français ; l’honneur national l’a emporté aussitôt sur tous les intérêts privés, et il est vrai de dire que la consternation était peinte sur les visages’ 338 ». Dans la rumeur, il était fréquemment question de drapeaux – rouges, blancs, tricolores – et de révoltes qui secoueraient une ville ou une région du pays. Versatilité d’un peuple regrettant son empereur et pleurant la disparition d’un membre de la famille royale avant de s’attacher à l’idée de République ? Pas vraiment, et il nous faut accepter que l’on pût s’enthousiasmer pour un possible retour de Napoléon et dans le même temps pleurer sincèrement l’héritier des Bourbons. Les régimes passaient, les mentalités restaient du fait de cette fidélité contractuelle unissant le peuple à un pouvoir fort.
A la fin de l’année 1819, des bruits coururent dans la ville au sujet de diables et de revenants 339 . Le commissaire central s’en moqua éperdument. Nul besoin d’expliquer la réaction du pouvoir, nous réagirions aujourd’hui de la même manière. La différence des sensibilités trouve là son explication. La superstition populaire ici exprimée était en liaison avec un sentiment religieux. A la même époque, les églises lyonnaises connurent une affluence considérable dans la nuit du 24 au 25 décembre sans qu’il y eut le moindre incident – hormis les moqueries isolées d’un individu. Multiplicité et mélanges des références culturelles, voilà qui dépassait l’entendement des élites qui ne comprenaient pas que l’on pût mêler des histoires de fantômes à la foi catholique. Pour elles, il ne pouvait s’agir que de confusion et d’irrationalité. ‘«’ ‘ Le peuple est superstitieux’ 340 » assurait Mazade d’Aveze. Cette appréciation jugée irrationnelle du monde trouve une belle illustration au travers des canards.
Dans la propagation d’une rumeur « seuls comptent le contact et l’effet d’annonce. La vitesse du processus, c’est-à-dire l’augmentation à chaque moment du nombre des individus informés, ne dépend que du nombre qui le sont déjà ». Bernard LEPETIT, Jochen HOOCK, « Histoire et propagation du nouveau », La ville et l’innovation en Europe. Relais et réseaux de diffusion en Europe, XIV e -XIX e siècles, Paris, E.H.E.S.S., 1987. Texte repris dans Bernard LEPETIT, Carnet…, op. cit., pp. 153-154.
ADR, 4 M 199, Rapport du 29/06/1839.
ADR, 4 M 181, Lettre de [?] au lieutenant de police, 31/08/1820.
François PLOUX, De bouche…, op. cit., p. 14.
Id., pp. 33-34.
ADR, 4 M 372, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au lieutenant général de police, 13/03/1821.
ADR, 4 M 155, Rapport de police, sd [1825 ?].
François PLOUX, De bouche…, op. cit., p. 160.
La rumeur liant napoléon aux Amériques fut très en vogue dans les premières années de la Restauration. Cf. François PLOUX, De bouche…, op. cit., p. 141.
Id., 19/02/1820.
AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministre de l’Intérieur, 05/01/1820.
J.B. MAZADE D’AVEZE, Lettres…, op. cit., p. 86.