3- Le primat de l’imaginaire

Qui du canard ou du lecteur influençait l’autre ? Question insoluble, question inutile surtout. Il est davantage intéressant de voir comment le peuple se passait aisément du support écrit pour créer ses propres histoires. Cela était d’autant plus aisé que le moindre événement générait un fantasme collectif. Parti quelquefois de rien – ‘«’ ‘ j’ai l’honneur de vous informer d’un incident assez peu important par lui-même, mais qui, à raison des circonstances et des commentaires déjà fort erronés faits par divers individus, commençait à être présenté sous un faux jour’ 348  » –, la rumeur chargeait toujours la réalité – quand quatre ouvriers moururent dans l’écroulement d’une maison, il fallut immédiatement en inventer un cinquième pris sous les éboulis 349 – et mêlaient les informations entre elles – le bruit courant au sujet d’un échafaudage s’étant effondré sans faire de victimes interféra avec la nouvelle véridique d’un ouvrier mort la veille au soir sur un chantier 350 .

En interaction permanente avec les canards et la presse, l’imaginaire des Lyonnais fonctionnait à plein et se développait à partir de quelques référentiels politiques et culturels. L’exécution capitale s’inscrivait pleinement dans cet imaginaire ; du crime à l’échafaud, la population s’enthousiasmait et les rumeurs circulaient, se contredisaient, s’affrontaient, cohabitaient ou s’annihilaient. Aux criminels étaient attribués les forfaits les plus invraisemblables, des corps imaginaires étaient retrouvés dans leurs jardins, des histoires anciennes remontaient à la surface. Le plus souvent, courait le bruit du suicide d’un condamné. Le 29 juillet 1860, celui d’un certain Joannon occupa toutes les langues de la Croix Rousse ; on discutait âprement du moyen dont il mit fin à ses jours : strangulation ou empoisonnement 351  ? Comme la plupart des rumeurs, celle-ci, circonscrite à un espace géographique bien défini, se caractérisait par sa soudaineté et sa capacité à accaparer l’attention de chacun durant un bref mais intense moment. De toutes les manières dont disposait un condamné emprisonné pour mettre fin à ses jours, le poison n’était-il pas la moins évidente ? Mais on ne cherchait pas forcément du véridique – seulement une histoire – même si, au milieu de ces nouvelles, s’inséraient des parcelles de vérité. Citons encore les expériences et découvertes réalisées à la faculté de médecine qui donnèrent lieu aux plus fascinantes rumeurs. En 1878, des expériences par électricité auraient eu lieu sur le corps d’un supplicié… Suite à l’émotion suscitée par cette affaire, le Courrier de Lyon publia un démenti 352 . Ces folles nouvelles, partie intégrante de la vision populaire du monde, interpellaient les bourgeoisies qui se devaient de réagir pour calmer les esprits.

Au-delà des rumeurs liées à un événement bien particulier, il est révélateur de constater combien l’imagination populaire puisait dans son propre quotidien. Entre le moment où les membres de la famille Gutton quittèrent la ville un matin de très bonne heure et celui où ils furent retrouvés dans la Saône, les rumeurs populaires ne cessèrent de se gonfler. Un criminel, récemment condamné à mort pour avoir occis son épouse, fut accusé du forfait ; ce bruit cessa de courir lorsque les autorités conclurent sans le moindre doute à un suicide. Et encore ! ‘«’ ‘ Les incrédules, les malveillants, si difficiles à convaincre, même par des preuves sans réplique, devraient au moins considérer l’invraisemblance de leurs soupçons’ 353  ». De l’observation naissaient les histoires les plus folles. Quelques indices épars suffisaient à susciter l’imagination. Il faut réellement insister sur la capacité populaire à plonger dans l’imaginaire. Une nuit des voisins aperçurent des hommes portant un paquet blanc et entendirent divers bruits. Dès le lendemain matin, chacun possédait sa version des faits : les bruits devinrent des cris au secours et, à l’endroit où les hommes avaient été repérés, on crut déceler des traces de sang. Il s’avéra que les hommes en question devaient appartenir à la brigade de surveillance et que le sang provenait des appâts qu’un particulier venait d’acheter à la boucherie Saint Paul… Quant aux cris, ils avaient été proférés par une ou plusieurs femmes battues 354 . Bien avant la vogue des récits de crime de la Belle Epoque, chacun prenait plaisir à se faire enquêteur et à échanger questions et informations. En 1822, à propos d’un suicidé, les Lyonnais se perdirent en conjecture : avait-il réellement connu des mauvaises affaires ? Pourquoi prendre un parapluie avec soi quand on pense se suicider ? D’où vient l’arme ? Avait-il une maîtresse 355  ? Parcourir les innombrables rumeurs qui encombrent les mains courantes des commissariats donne l’impression de lire les faits divers des journaux de la fin du XIXe siècle. Il faudrait certainement reprendre certaines analyses et comprendre le succès des récits de crime à l’aune de ces « prédispositions ». Il y avait effectivement une propension populaire difficilement imaginable à créer et renouveler sa propre mythologie – à savoir un ensemble d’histoires au canevas identique (politique, crime, accident) sur lesquelles se greffait et se développait le dernier événement connu.

Loin de l’image du peuple hagard, ignorant et abruti par son travail, nous avons pu apercevoir les ressources de l’imaginaire populaire ; que la population était curieuse et avide d’histoires !

Il n’aura échappé à personne que beaucoup d’exemples précédemment cités proviennent de la correspondance d’hommes du pouvoir. On aura compris qu’il rapportèrent toutes ces réactions pour mieux les moquer et dans l’optique de combattre ce qui, à leurs yeux, n’étaient que comportements irrationnels. La pensée populaire multiple, paraissant mépriser la raison et la science, était une énigme pour des bourgeoisies qui avaient adopté une autre manière de penser.

Notes
348.

ADR, 4 M 491, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 14/05/1821.

349.

Id., Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 07/08/1821.

350.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 18-19/05/1864.

351.

Le Courrier de Lyon n° 12 136, 30/07/1860.

352.

Le Courrier de Lyon n° 144, 14/07/1878.

353.

ADR, 4 M 371, Copie manuscrite d’un article paru dans le Journal du Département du Rhône, sd [1819].

354.

Id., Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 11/10/1819.

355.

ADR, 4 M 373, Lettre du commissaire de police de l’arrondissement de Saint Georges au préfet du Rhône, 01/10/1822.