1 - Influences

L’anthropologie

Si les images négatives du peuple n’étaient pas véritablement nouvelles 356 , la pensée des élites avait évolué au cours des siècles et, au XIXe, elle fonctionnait sur le mode binaire qui est aujourd’hui le nôtre. Elle leur permit de séparer le bien du mal, le raisonnable du déraisonnable, le civilisé du barbare, le bon sujet du mauvais. Elle ne tolérait aucune ambiguïté, les choix étaient clairs : chaque chose était soit noire, soit blanche ; les demi teintes étaient exclues par avance. Ce modèle de pensée était directement issu du savoir descriptif des sciences naturelles dont ‘«’ ‘ Rien n’est plus contraire à la cohue et au mélange’ 357  ». Et on sait à quel point le modèle classique des sciences naturelles avait influencé le premier regard anthropologique moderne.

La pensée binaire ne se donnait pas les moyens de dépasser les bornes de son savoir qui restait cantonné à ce qu’il comportait d’images et de réactions préfabriquées. Il lui était donc très dur de comprendre la différence. Le regard des élites sur le peuple s’apparentait à celui que portèrent sur les indigènes les conquérants des Nouveaux Mondes. Un regard qui fuyait en quelque sorte la réalité, qui n’était ni franc et direct, un regard oblique qui laissait devant les yeux la brume épaisse des fantasmes de tous ordres et faisait apparaître l’autre tel qu’il n’était pas mais tel qu’il était imaginé sans être vu. L’anthropologie naissante 358 joua donc un rôle essentiel auprès des élites dans leur manière d’appréhender le monde : l’observation minutieuse des hommes révéla que l’autre ne se découvrait pas uniquement dans le dépaysement et le voyage lointain ; cet autre était aussi un être de proximité. Les réflexions anthropologiques menées sur les indigènes se prolongèrent dans les sciences et la philosophie puis influencèrent le discours politique. Le parcours d’un Gérando fut à ce titre révélateur, l’homme passant sans difficulté aucune de l’observation des mœurs des sauvages à l’étude des pauvres de sa propre société. De la même manière, lorsque Kant 359 nous montre la longue marche menant de l’homme primitif à l’homme moderne, lorsqu’il explique le lent réveil de l’être humain s’éloignant de l’animal grâce aux progrès accomplis par la raison, on a l’impression de découvrir la pensée des élites sur le peuple du XIXe siècle. En effet, « l’instinct de nutrition », « l’instinct sexuel » qu’il évoque ne sont pas sans rappeler ces images d’un peuple qui survivrait en cherchant un minimum de nourriture et qui possèderait une sexualité bestiale. Il poursuit : ‘«’ ‘ La décence, penchant à provoquer chez autrui de la considération à notre égard par nos bonnes manières […], et fondement réel de toute sociabilité, fut en outre le premier signe de la formation de l’homme en tant que créature morale ’». La question de la sensibilité était ici clairement posée, faisant écho au processus de civilisation loin d’être achevé au sein des classes populaires. Enfin, le dernier progrès, celui de « l’attente réfléchie de l’avenir » renvoierait à l’imprévoyance populaire contre laquelle les élites luttaient, à l’aide, par exemple, des Caisses d’épargne.

Notes
356.

Christine VICHERD, « Le peuple révolté : manifestations populaires et représentations du peuple pendant la Fronde à Paris d’après les mazarinades », in Alain LEMENOREL [dir.], La rue…, op. cit., pp. 263-271.

357.

François LAPLANTINE, La description ethnographique, Paris, Nathan Université, 2000 (première édition 1996), p. 33.

358.

François LAPLANTINE, L’anthropologie…, op. cit. Marie-Noëlle BOURGUET, « Race et folklore, L’image officielle de la France en 1800 », Annales ESC, 1976, pp. 802-823. Au sujet de l’ethnocentrisme de classe, voir aussi Claude GRIGNON et Jean-Claude PASSERON, Le savant…, op. cit.

359.

Emmanuel KANT, « Conjectures sur les débuts de l’Histoire humaine » [1786], Opuscules sur l’Histoire, Paris, Flammarion, 1990, pp. 150-151.