De la philosophie et des sciences

L’anthropologie naissante, en stigmatisant l’autre, imposa un combat, celui de la raison contre l’éparpillement populaire. L’autre devint cet inconnu aux mœurs étranges avec lequel la communication fut impossible. Le primat du langage ordonné était à mille lieues d’une parole populaire mobile par rapport aux canons du bien parlé (qui ne cessa de se perfectionner et de se normer) et par rapport aux sujets qu’elle développait. L’opinion populaire ? ‘«’ ‘ Vous savez avec quelle rapidité elle s’irrite ou s’apaise, combien vives, mais peu durables en sont les impressions, avec quelle facilité elle passe de l’engouement à l’indifférence ’». La versatilité d’une parole spontanée était opposée au discours modéré et persévérant, marque des ‘«’ ‘ esprits éclairés, froids, honnêtes et impartiaux’ 360  ». On comprend combien cette façon d’appréhender les choses propres aux gouvernants devait aux discours scientifiques et philosophiques. Non que chaque membre des classes supérieures fût un lecteur attentif d’Emmanuel Kant ou d’Auguste Comte (de la même manière, les actes politiques furent rarement concomitants avec les réflexions politiques, celles-ci ayant également un temps de retard sur les avancées ultimes de la pensée philosophique ou scientifique). Mais la philosophie n’était pas la science obscure et détachée du monde qu’elle a pu devenir aujourd’hui ; elle occupait alors un rôle de premier plan au niveau des idées, traitant entre autres des questions d’Histoire et de Progrès accessible ‘«’ ‘ au profane normalement cultivé’ 361  ». On sait également par exemple toute l’importance de la rencontre entre la philosophie, l’économie et la politique 362 , ainsi que la dimension morale que la philosophie introduisit en tout chose : les élites portaient un jugement sur le monde et espéraient l’améliorer. L’amélioration matérielle et technique rendue possible par les travaux des économistes ou des médecins avait, in fine, pour but l’amélioration morale des populations. Pour cela l’étude rapide de quelques textes aide à mieux cerner la pensée des élites et à mieux comprendre leurs représentations et leurs projets politiques.

Après l’anthropologie, la philosophie et les sciences naturelles, on peut également mentionner le rôle prépondérant de la médecine. Voyez Cabanis et la physiologie qui mit en avant ‘«’ ‘ […] le rôle déterminant des sensations dans la vie des hommes’ 363  » et leur conséquence morale 364 (traduite au niveau populaire par l’absence du doute, le refus de la raison, etc. Au début du XIXe siècle, les savants multiplient les expériences sur les têtes des décapités pour résoudre la question des sens et des relations âme/système nerveux. La traduction sociale de la médecine aboutit très tôt à une réflexion sur la ville et ses excréta. On connaît bien aujourd’hui l’influence de l’hygiénisme né de l’interaction entre la connaissance médicale et le phénomène urbain 365 . Le Conseil d’hygiène public et de salubrité, fondé le 8 octobre 1822 et tenu par des médecins hygiénistes, devint rapidement un organe essentiel de la vie publique. Les hygiénistes, travailleurs infatigables de la normalisation urbaine, furent, avec les ingénieurs, les ‘«’ ‘ médiateurs entre les méthodes scientifiques et les réalités sociales dont ils étaient les témoins’ 366  ». Ils se firent les chantres de la ville nouvelle, ouverte et désengorgée 367 . C’est par leur intermédiaire que les élites prirent conscience de l’état de la ville, des questions d’insalubrité, de leur implication dans la santé et la complexion des populations et le développement des maladies. Olivier Faure a montré comment les odeurs avant d’être dénoncées pour le désagrément qu’elles causaient l’étaient avant tout pour les dangers qu’elles présentaient en matière de santé publique 368 . Partout, l’œil scientifique imposait son regard.

La prise de conscience 369 des progrès immenses réalisés par les sciences et les techniques était terrible pour les élites au regard de l’atrophie de la morale et de la raison constatée chez le peuple. En ce sens, les avancées scientifiques contribuèrent largement à l’élargissement du fossé des sensibilités. Par exemple, la science chercha à définir et classer les odeurs ; on conçoit tout l’impact social de ce type d’effort scientifique sur la vision du peuple chez les élites. Le peuple animal était doué d’une sensibilité limitée qui l’empêchait de développer une pensée construite et rendait inhumaine la sécheresse de ses sentiments. Il vivait en communauté, s’agglutinait en troupeaux, ne laissait pas de temps à l’individu alors même que les élites perfectionnaient leurs sens et découvraient que ‘«’ ‘ l’odorat [était] celui qui [savait] le mieux faire éprouver l’existence d’un moi’ ‘ 370 ’ ‘ ’». La science confortait les différences entre les races et entre les classes. L’école italienne d’anthropologie criminelle ne croyait-elle pas pouvoir démontrer, à l’aide de critères physiques, que les criminels appartenaient à une race d’hommes inférieure.

Notes
360.

AML, I1 1, Circulaire du ministre de la Police générale, 15/03/1853.

361.

Eric J. HOBSBAWM, L’ère du capital, 1848-1875, Paris, Hachette, 2002 (première édition originale 1975), p. 363. Il montre également comment des journalistes, vulgarisateurs et idéologues furent alors des passeurs de savoir essentiels.

362.

Un exemple de l’économie politique classique au service de l’idéologie libérale : « On pouvait prouver scientifiquement que l’existence d’une classe de capitalistes détenant les moyens de production était bénéfique pour tous, y compris pour la classe des travailleurs qui se louaient eux-mêmes à ces capitalistes ». Nous reviendrons ultérieurement sur cet aspect de la domination. Cf. Eric J. HOBSBAWM, L’ère des révolutions…, op. cit., p. 304.

363.

Jacqueline DUVERNAY-BOLENS, « De la sensibilité… », art. cit., p. 160.

364.

Georges CABANIS, Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Crepelet, 1802.

365.

Sur les questions d’hygiène et de salubrité, se reporter à la récente synthèse in Jean-Luc PINOL, Histoire…, op. cit., t. 2, livre 4, pp. 120 sq. Sur la question de la médecine sociale et de l’urbanisation, cf. Michel FOUCAULT, « El nacimento de la medicina social », Revista centroamericana de Ciencias de la Salud, n° 6, janvier-avril 1977, pp. 89-108.

366.

Michelle PERROT, Enquêtes sur la condition ouvrière en France au XIX e siècle, Paris, Hachette, 1972, p. 27.

367.

Maurice AGULHON [dir.], La ville…, op. cit., pp. 99-101.

368.

Olivier FAURE, « Le bétail dans la ville au XIXe siècle : exclusion ou enfermement ? », Cahiers d’Histoire, n° 3-4, 1997, p. 562.

369.

Prise de conscience facilitée par la collusion entre l’Etat et la science : Ecole polytechnique (1795), Muséum national d’histoire naturelle (1794), Ecole normale supérieure (1794) faisant suite aux grandes écoles instaurées sous l’Ancien Régime (Ecole nationale supérieure des mines de Paris, 1783, et Ecole nationale des ponts et chaussées, 1747).

370.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit., p. 98.