Un sentiment de supériorité

Faire du peuple un inférieur permit aux bourgeoisies de consolider leur appartenance à leur groupe, construit par opposition. Ce besoin identitaire n’était que le résultat de leur mode de pensée binaire puisque celui-ci repose justement sur le concept d’identité. La sévère critique adressée par François Laplantine à ce concept, dans le cadre de la recherche contemporaine, est largement valable pour les élites du XIXe siècle. L’identité renvoie, en effet, à une double proposition stérile : nous et les autres. Au lieu de considérer les possibilités de l’altérité, chez nous comme chez eux, l’identité réduit l’autre à l’étranger, à l’impur, à l’ennemi. Parallèlement, ‘«’ ‘ L’identité […] ne se donne pas les conditions de se penser comme traversée et travaillée du dedans par de la contradiction’ ‘ 373 ’ ‘ ’». Par ce rejet, on nie ses propres facultés à comprendre autrui et cet autre qui nous constitue. Dans les pétitions par exemple, les braves gens se présentaient comme respectables et honnêtes par opposition à la populace. Le peuple imaginé était un miroir tendu aux élites qui se reconnaissaient telles qu’elles étaient quelques siècles auparavant et telles qu’elles seraient sans l’autocontrôle ; le reflet leur renvoyait ce double qu’elles refoulaient et qui les effrayait.

Leur vision du monde se conjuguait donc sur le mode binaire : nous/ils, civilisés/sauvages, inférieurs/supérieurs, maîtres/élèves. Tout était hiérarchie car tout était progrès, c’est-à-dire que les hiérarchies (différentes races humaines, différentes classes sociales) se plaçaient naturellement sur l’échelle de l’évolution. Le progrès était donc une notion maîtresse. En abandonnant les figures du bon sauvage 374 et du progrès corrupteur, la philosophie de Kant comme celle de Volney nous aide à marquer la transition de Rousseau à Comte qui débuta à la fin du XVIIIe siècle. Chez Rousseau 375 , le progrès n’était pas sans ambiguïté – certes il apportait son lot de connaissances techniques mais il faisait tomber l’homme dans une phase supplémentaire de dépravation. Avec Kant, l’ambiguïté fut levée : ‘«’ ‘ […] la destination de [l’]espèce [humaine] réside uniquement dans la ’ ‘marche progressive ’ ‘vers la perfection’ ‘ 376 ’ ‘ ’», le cours des affaires humaines ‘«’ ‘ […] ne part pas du Bien pour aller vers le Mal, mais […] se déroule lentement du pis vers le meilleur’ 377  ». Dans cette marche vers le mieux, la vision classique de l’Histoire dépréciait la plupart du temps l’action collective au profit de la glorification des individus héroïsés (Périclès, Alexandre, etc.) 378 . L’histoire, justement, n’était que la servante de cet européocentrisme attaché à l’idée de Progrès. Les philosophies de l’Histoire élaborée au XIXe siècle, bâties sur l’exemple des trois temps de la dialectique de Hegel, illustraient la nécessaire progression humaine – depuis la loi des trois états d’Auguste Comte jusqu’au matérialisme historique de Karl Marx. Nietzsche, voix isolée luttant contre l’utilisation de l’Histoire, homme seul tapant du pied contre le socle de l’imposante statue hégélienne, ironisait sur les absurdes prétentions de l’homme moderne : ‘«’ ‘ [il] se dresse fièrement sur la pyramide du processus universel. En plaçant au sommet la clef de voûte de sa connaissance, il semble apostropher la nature qui, autour de lui, est aux écoutes et lui dire : "nous sommes au but, nous sommes le but, nous sommes l’accomplissement de la nature’" 379  ».

Notes
373.

François LAPLANTINE, Je, nous et les autres. Etre humain au-delà des appartenances, Paris, Le Pommier, 1999, 156 p.

374.

« […] la figure du noble sauvage se transforme en celle d’un être immature et sans caractère ». Jacqueline DUVERNAY-BOLENS, « De la sensibilité… », art. cit., p. 143.

375.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1992 (première édition dans la collection 1985, première édition originale 1755), 285 p. La figure du bon sauvage a pu perdurer dans un romantisme qui n’influença guère les élites politiques.

376.

Emmanuel KANT, « Conjectures… », art. cit., p. 153. Chez Hegel, les individus étaient les serviteurs et les instruments de l’histoire universelle et de son progrès. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, La raison dans l’Histoire, Paris, Plon, 1965, traduction reprise dans Philosophie de l’Histoire. Textes choisis, Paris, PUF, 1975, p. 47.

377.

Emmanuel KANT, « Conjectures… », art. cit., p. 164.

378.

Friedrich HEGEL, Philosophie…, op. cit., pp. 53 sq.

379.

Friedrich NIETZSCHE, Deuxième considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient de l’Histoire du point de vue de la vie, Paris, Mille et une nuits, 2000 (première édition originale 1874), p. 89.