Une volonté éducatrice

Mais Kant relativisait quelque peu la notion de progrès : ‘«’ ‘ […] Nous ne devons pas trop espérer des hommes dans leurs progrès, pour ne pas nous exposer à bon droit aux railleries du politicien qui voudrait bien prendre cet espoir pour le rêve d’un cerveau exalté’ 380  ». Effectivement, le politique savait bien que tous les hommes ne marchaient pas ensemble vers le mieux puisqu’il existait au sein d’une même société une dispersion des individus sur l’échelle de civilisation. ‘«’ ‘ Dans quel ordre seul peut-on s’attendre au progrès ? ’» se demandait alors Emmanuel Kant. Sa réponse se voulait simple et se basait sur l’espoir chimérique de l’éducation de la jeunesse par la famille, l’école et la religion 381  : puisque le peuple était, en quelque sorte, assimilé à l’homme primitif et au sauvage, il fallait lui indiquer le juste chemin de la raison, de la politique, de la morale et du travail. A ce stade, les routes du philosophe et du politicien se séparèrent. Un penseur tel que Kant croyait difficilement en l’éducation : le peuple préférera toujours être pris en charge par l’Etat que par lui-même, l’Etat n’avait de toute façon pas d’argent pour l’éducation puisqu’il faisait la guerre ; sans ajouter qu’il fallait compter avec ‘«’ ‘ l’infirmité de la nature humaine’ 382  »… Déjà Rousseau, en constatant la perte définitive de l’état de nature et l’impossibilité grandissante de vivre dans le monde présent, avait en partie renoncé en se réfugiant dans la solitude. L’homme de pouvoir, en revanche, avait à gérer la cité ; dans la société post révolutionnaire, l’être antisocial assimilé au sauvage n’était recouvert d’aucune positivité et sa négativité même s’était précisée en s’ancrant dans la réalité matérielle. En effet, il était devenu une menace concrète contre les biens et les personnes. Le journaliste et écrivain Maxime Du Camp l’avait très bien compris. Lui aussi pariait sur l’éducation, mais son texte variait sensiblement de celui de Kant : ‘«’ ‘ Dresser l’homme jusqu’à l’état civilisé, le faire concourir au bien de tous en récompensant ses efforts particuliers, faire marcher côte à côte avec un mutuel profit l’homme collectif et l’homme individuel, greffer sur le sauvageon la branche déjà cultivée, étouffer la bête violente sous les progrès de l’âme adoucie […] ; œuvre lente, difficile, qui a dû s’étayer sur des lois sévères et pour laquelle les gendarmes n’ont point été de trop’ 383  ». Du Camp se plaçait moins du côté de l’éducation que du côté du dressage. On ne se dépare pas facilement de ses représentations, et si le peuple se caractérisait par son animalité, on ne pouvait faire de lui qu’un singe savant. Il était avant tout question de morale et de raison permettant de lutter contre les passions populaires. Seul l’Etat paraissait en mesure de pouvoir s’atteler à une telle tâche en légiférant et en réprimant au besoin. ‘«’ ‘ Plutôt l’ordre que la violence ; plutôt un semblant de justice que l’anarchie ; tel [était] le raisonnement qui [allait] donner naissance à l’état civil’ 384  », et tel était le raisonnement qui poussait le pouvoir à continuer, cahin-caha, sa marche en avant vers le progrès.

Selon Rousseau, le progrès conditionne les inégalités ; autant dire que ce n’était pas cela qui allait arrêter les élites – bien au contraire. L’éducation du peuple, ce travail de longue haleine, n’avait pas vraiment pour but de faire du populaire l’égal – économique, social, politique, intellectuel – des bourgeoisies, de le rendre totalement libre ; ç’aurait été alors la disparition du groupe des dominants. Par opposition au peuple, les élites se situaient en haut d’une échelle du sensible calquée sur celle du social. Peuple enfant, peuple femme, peuple foule, peuple incapable de se guider par lui-même, ayant des tendances naturelles au désordre : les élites se donnaient naturellement un rôle de guide afin d’élever les basses sensibilités populaires ou, tout au moins, les contenir. Elles combattaient leurs peurs et conservaient l’avantage d’une société hiérarchisée. Pour cela, la femme était considérée comme une éternelle mineure ; fille soumise au père, femme soumise au mari et mère soumise à ses enfants. La société fonctionnait sur le modèle familial, les élites/patriarches élevant le peuple/enfant. Au peuple, immobilisé dans son rôle d’inférieur, les élites déniaient tout droit à penser, prendre position, s’exprimer politiquement ; à Lyon, seule une importance économique était accordée du bout des lèvres à l’ouvrier en soie. Lorsque les publicistes, politiciens, observateurs sociaux réclamaient une amélioration de la classe ouvrière, ils ne pensaient nullement à leur accorder des droits et l’égalité politique ; non, il s’agissait d’éduquer le peuple pour mieux le dominer, le sortir de sa folie barbare incontrôlable pour enfin le maîtriser.

‘«’ ‘ L’ouvrier doit se contenter de peu’ 385  » si on souhaite conserver la main sur lui. Mais il ne fallait pas le paupériser pour autant et trouver, au contraire, un juste équilibre sous l’influence des économistes. Ainsi, Malthus avait remarqué que la sous-consommation des populations menait à la crise. Endossant son rôle de guide, le pouvoir devait contrôler la démographie, éduquer les goûts et former des consommateurs grâce à l’épargne que permet le salaire – c’est-à-dire le travail. L’économie politique avait pour tâche de « discipliner », « éduquer », « mettre à profit » la misère – donc le peuple – « sans la faire disparaître » 386 puisqu’elle s’intègre parfaitement au tableau socio-économique basé sur la croyance en l’inégalité naturelle 387 . En ce sens, la démocratie fut longtemps refusée par la majorité des élites qui n’y voyaient qu’un nivellement – des pouvoirs, des capacités – de bien mauvais aloi. Il n’en reste pas moins vrai que, à suivre Irène Servettaz, la haute bourgeoisie lyonnaise n’avait pas besoin de démocratie puisqu’elle se persuadait de vivre dans une société très ouverte. « Aujourd’hui se fait bourgeois qui veut », lisait-on dans le très libéral Courrier de Lyon ; et le journal renchérissait, affirmant que la ‘«’ ‘ bourgeoisie ne laisse au dehors que ceux qui s’y mettent ’» et supposant que le bourgeois était celui qui se hissait depuis la base jusqu’au sommet de la pyramide sociale 388  ; seule la question du mérite personnel méritait d’être posée. Se raccrochant à l’infinitésimale chance pour que l’ascenseur social voulût bien mener du sous-sol aux étages supérieurs, les élites se satisfaisaient pleinement de cette égalité supposée, paravent magnifique à une inégalité de fait 389 . Puisque n’importe qui pouvait se faire aussi gros que le bœuf sans risquer d’éclater, prôner que chacun avait sa chance permettait de minimiser la différence riches/pauvres. Cela n’était pas en contradiction avec la croyance dans la supériorité naturelle des élites puisque cette ouverture supposée de la société était un leurre ; cela n’était pas non plus en contradiction avec la peur du peuple mais, au contraire, aidait les bourgeoisies à lutter contre leurs démons. Dans la deuxième partie de notre thèse, nous verrons à l’œuvre les moyens que se donnait le pouvoir pour modeler – policer – à son image le peuple tout en le maintenant dans son infériorité. Ou comment la prise de conscience du fossé des sensibilités soulagea les bourgeoisies : Alain Corbin a expliqué combien le fait de se distinguer du peuple puant, fangeux et mortifère entraînait la justification de sa normalisation et de sa « soumission » 390 . Car alors, les élites capitalistes étaient assez sûres d’elles-mêmes pour pouvoir seules assurer le bien de tous et les intérêts du pays.

L’écart des sensibilités se tenait là, entre cet apparent bloc de cartésianisme que formaient les élites – « et vous croyez à ces sornettes ? » – et ce flou qui caractérisait le peuple – « on croit, on ne croit pas, allez savoir ? ». On rejoint nos idées de départ apportées par le préhistorien ; elles trouvent un puissant écho auprès du « paradigme indiciaire italien ». Repensons à Carlo Ginzburg qui évoquait cette capacité populaire à ‘«’ ‘ […] reconnaître les défauts d’un cheval d’après ses jarrets, un orage d’après le changement subit du vent, une intention hostile sur un visage qui s’assombrit […] ’». La culture populaire, puissamment ancrée dans l’expérience, loin des livres savants, ne s’expliquant pas et s’écrivant encore moins, s’opposait à la capacité d’abstraction que possédaient les élites 391 . Voilà pourquoi nous pensons pouvoir réfléchir à partir des concepts de pensée binaire – pensée de l’apollinien, de la raison, de l’abstraction, de l’entier – et de pensée multiple – pensée dionysiaque, métissée, bouillonnante, fractale.

Notes
380.

Emmanuel KANT, « Le conflit des facultés (deuxième partie) » [1798], Opuscules sur l’Histoire, Paris, Flammarion, 1990, p. 220.

381.

Id., Ibid.

382.

Id., pp. 220-221.

383.

Maxime DU CAMP, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, Monaco, Rondeau, 1993 (première édition 1869-1875), p. 712.

384.

Jean STAROBINSKI, « Introduction », in Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours…, op. cit., p. 31.

385.

Discours de Prunelle, maire de Lyon, Le Précurseur n° 1 175, 10/1830. Cité dans Irène SERVETTAZ, L’opinion…, op. cit., f° 124.

386.

Giovanna PROCACCI, Gouverner…, op. cit., pp. 105-116.

387.

Il n’était nullement question de « […] l’élimination de l’inégalité sociale, mais [de] l’élimination de différences perçues comme étant incompatibles avec l’ordre social qu’on s’efforce d’établir ». Id., p. 214. Les pauvres devaient être maintenus à leur place – ce qui n’était évidemment pas en contradiction avec l’idéologie « libérale ». Cf. Eric J. HOBSBAWM, L’ère du capital…, op. cit., p. 332.

388.

Le Courrier de Lyon n° 764, cité dans Irène SERVETTAZ, L’opinion…, op. cit., f° 110-111.

389.

Id., f° 111.

390.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit., p. 168.

391.

Carlo GINZBURG, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Mythologie et Histoire, Paris, Flammarion, 1989, pp. 165-166.