1 - Le peuple

Du côté du populaire, la multiplicité conditionnait le métissage mais n’excluait pas, nous l’avons vu, un recours à la rigidité identitaire. Le peuple utilisait au maximum les possibilités de ses sens ; par rapport à nos propres utilisations actuelles, proches de la retenue des bourgeoisies du XIXe siècle, il semblait être dans la démesure : il dévorait des yeux, touchait avec envie, ouvrait grand ses oreilles… Pour lui, cette utilisation complète de la palette sensorielle n’était rien d’autre qu’habituelle. Cette première partie nous invite à creuser au-delà des apparences. Via les sensibilités, la vie populaire paraît ne pas vouloir se résumer au triptyque doloriste travailler/manger/se reproduire. Le peuple ne semblait pas plus se caractériser par une brutalité pure, ‘«’ ‘ comme si, entre la nécessité et lui-même, n’existait pas un espace qui soit le sien, où il pense, préfère, critique, admet, refuse, apprécie’ 392  ». Piste intéressante pour la suite : sous les apparences d’un irrationalisme débridé, le peuple se donnait des garde-fous – passant ici par la gestion des débordements. Et Alain Corbin n’avait-il pas noté que ‘«’ ‘ l’abaissement du seuil de tolérance dans les milieux populaires ’» avait été réalisé assez tôt en ce qui concerne, par exemple, l’odeur du cadavre en décomposition ou celle des fonderies de suif 393  ? De son côté, Jean-Paul Burdy, loin de montrer des transformations urbaines subies par le peuple et ravageant ses habitus, insiste sur la demande d’aménagement émanant des classes populaires 394 .

Il ne faudrait pas rester prisonnier de nos concepts. Si nous arrivons à ne pas être dupe des figures du sauvage et du civilisé, ne réservons pas nos concepts de politesse et de civilité aux seules bourgeoisies. Nous verrons dans notre troisième partie qu’une histoire des bienséances populaires n’est pas incongrue ; le Lyonnais de La Guillotière, tout comme celui d’Ainay, devait faire attention à ses faits et gestes – même si l’ouvrier et l’aristocrate se plaçaient sur deux plans différents et parallèles. Enfin, le peuple était certainement conscient de l’existence du fossé des sensibilités 395 et du reste, pourquoi ne s’en serait-il pas accommodé ? Puisque n’appartenant pas à la sensibilité bourgeoise et ne pouvant donc pas juger dégradante ou honteuse sa façon d’être, il put utiliser, tout comme les bourgeoisies, cet écart des sensibilités pour assumer et affirmer sa position dans la société. Mais laissons le peuple pour l’instant – les développements ultérieurs se chargeront d’expliciter les invariants comportementaux sous-tendant ses apparents éparpillements.

Notes
392.

Arlette FARGE, La vie…, op. cit., p. 62.

393.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit., pp. 68-70.

394.

Jean-Paul BURDY, Le Soleil…, op. cit., p. 94.

395.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit., p. 251.