Nous avons vu déjà que, si les élites ne se déplaçaient pas aux exécutions, elles se rendaient au spectacle de la cour d’assises. Nous avons été très frappé d’apprendre que la petite et moyenne bourgeoisie – fournissant le gros des spectateurs au théâtre des Célestins – réagissaient, face aux acteurs, comme la foule au pied de l’échafaud ; il y avait, en effet, un sentiment de possession identique, les spectateurs étant persuadés que la saison théâtrale leur appartenait. Ce sentiment s’exprimait notamment lors des débuts des comédiens où les réactions de la salle étaient en tous points identiques à celles de la foule populaire précédemment décrites 398 . Revenons à l’exécution capitale : si les élites n’assistaient généralement pas à la mort de celui/celle qu’elles étaient venues voir au tribunal, certains bourgeois faisaient exception. Etait-ce réellement l’ouvrier ou même l’employé qui pouvait débourser quinze à vingt francs pour louer une fenêtre offrant une vue imprenable 399 ? N’oublions pas qu’à Paris, la guillotine était un spectacle recherché par l’élite mondaine 400 . Mais le bourgeois, contrairement à l’ouvrier, ne se trouva jamais dans la foule, préférant louer une bonne place ou s’assurer une réservation dans le carré des officiels et de leurs invités. Cet espace, placé entre le cordon militaire et la guillotine, était réservé aux individus munis d’un coupe fil, sur invitation de la préfecture ; il aurait été instauré dans le dernier quart du XIXe siècle. L’exécution capitale recréait donc au sein des spectateurs la rigidité des hiérarchies sociales. On ne se mélangeait pas et les clivages sociaux étaient conservés 401 . Se montrer à un tel spectacle était définitivement peu gratifiant pour des bourgeois soucieux de s’y faire les plus discrets possibles. Il s’agissait peut-être pour certains de vivre une expérience, une mise en danger ou un encanaillement. La grande différence entre ces expériences individuelles et les fêtes populaires collectives tenait en ce que les premières étaient uniques alors que les secondes étaient vécues et répétées par les mêmes personnes d’une exécution à l’autre. Que conclure de cette présence bourgeoise, aussi minoritaire fût-elle ? Sans doute que, plus encore que le dégoût pour un tel spectacle, les élites étaient d’abord gênées par la promiscuité de la foule et par l’idée de se retrouver mêlées à la plèbe.
Cette dernière hypothèse trouve d’autant plus d’écho que l’attrait des élites pour l’exécution capitale se retrouvait dans une habitude culturelle majoritaire : la lecture. En effet, loin des foules, elles lisaient les comptes-rendus des mises à mort dans leurs journaux 402 . La presse lyonnaise bourgeoise inventa, dès les années 1810, ce genre journalistique qui ne fut repris que fort tard par les journaux populaires (à partir des années 1870) 403 . Les faits divers, dont le compte-rendu d’exécution était la manifestation la plus aboutie, s’inspiraient en grande partie des canards populaires quant au fond – accidents, crimes, exécutions – et surtout quant à la forme – art du titre, sens des expressions, rythmes saccadés. D’ailleurs, à partir des années 1870, la plupart des quotidiens sortaient un supplément après chaque exécution capitale, copiant ainsi la formule à succès des feuilles volantes. Dès la Monarchie de Juillet, ses caractéristiques étaient en place : triple utilisation d’une affaire (relations du crime, du procès, de l’exécution), dialogues rapportés, dramatisation. L’immense affaire de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or en 1859-1860 – triple assassinat et triple exécution au village – acheva un premier processus et fit entrer la presse dans une course effrénée à l’échafaud. Définitivement, l’exécution était devenue un formidable argument de vente. Ce genre adopta pleinement la politique du sang à la une, du détail horrible et même de l’affabulation, tout en se protégeant derrière le paravent de la morale. Première page, manchette, gravure…, l’ensemble des techniques modernes dont pouvait bénéficier la presse de province d’alors était mis en œuvre pour la couverture des exécutions. Comme pour la rumeur populaire, l’insignifiant devenait information de première qualité et aboutissait à de délirantes histoires. Le rapport à la vérité était aussi peu important que dans l’imaginaire populaire, les comptes-rendus étant hautement romancés – le journaliste/auteur arrivant à décrire les pensées intimes des condamnés. En fin de compte, dans un journal comme au milieu de la foule, le condamné était jugé en fonction de son potentiel charismatique et de ses attitudes ; la notion de courage notamment permit même parfois d’en faire un héros (positif ou négatif) – un comble !
Malincha GERSIN, « La querelle des débuts à Lyon au milieu du XIXe siècle », Communication au colloque Les loisirs urbains, Tours, Université François Rabelais, mai 2003.
Prix en 1900. Cf. Le Courrier de Lyon n° 459, 10/02/1900.
Julia CSERGO, « Dualité de la nuit, duplicité de la ville », Sociétés et représentations, n° 4, mai 1997, p. 108.
Comme dans la plupart des salles de spectacle. Cf. Olivier FARON, « Marché du prestige ou marché impossible ? La distribution des loges de la Scala de Milan (1778-1930) », Popolazione e storia, 2000.
Pour un développement détaillé de ce genre journalistique, cf. Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Le spectacle de l’exécution capitale au XIXe siècle. L’exemple de Lyon (1815-1900), Mémoire de maîtrise dirigé par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998, f° 143-158.
L’histoire des comptes-rendus peut se résumer en trois grandes phases. 1815-1835 : courts et sobres, ils privilégiaient l’information brute car insérés dans des journaux monarchistes pour lesquels chaque exécution rappelait le douloureux souvenir du roi martyr ; 1835-1860 : la forme se diversifiant, l’information était davantage exploitée ; 1860-1900 : l’information fit place au sensationnel basé sur l’importance du détail.