Les élites et la rumeur

L’ambiguïté qu’on peut introduire au sein de la pensée bourgeoise ne se traduit pas uniquement par des rapprochements du haut vers le bas de l’échelle sociale ; elle induit également une dimension inattendue venant déranger les certitudes des élites au sujet du peuple. A priori, les discours que nous avons étudiés se bornaient à des condamnations sans appel – et il est vrai qu’il s’agissait des discours dominants. Mais, ce peuple auquel le pouvoir déniait toute capacité réflexive, toute faculté à juger le bon ou beau, toute propension à exprimer une quelconque opinion politique, il l’écoutait attentivement et paraissait incapable de se passer de ses paroles. En définitive, les autorités du XIXe siècle n’étaient, une fois encore, guère éloignées de celles du siècle précédent. Arlette Farge a démontré combien la parole interdite au peuple était pourchassée par un pouvoir pourtant avide de connaître la pensée de la rue : « "parler sur" dérange autant que "parler contre" : c’est déroger gravement à une des idées les plus profondes de la monarchie selon laquelle le peuple impulsif et vulgaire n’a point à raisonner sur les affaires du temps 404  ». La parole populaire était la première source d’informations du pouvoir ; dès qu’il avait besoin de savoir, il tendait l’oreille et interrogeait. A la lecture des archives, il se dégage l’impression que le pouvoir entendait tout ; lui furent même rapportées ces paroles prononcées par un individu voulant acheter son journal et apprenant son interdiction : ‘«’ ‘ Qu’est-ce que c’est que cet espèce de préfet ? Est-ce qu’il va nous faire chier longtemps encore ’? 405  ». La rumeur, bien que jugée irrationnelle, intéressait au plus haut point ; les ragots faisaient le miel des autorités ; dans les papiers de la préfecture, on retrouve des coupures de journaux concernant le courrier des lecteurs… Toute information partait d’un « on vient de m’informer », « on vient de me rendre compte », « on vient de me dire »… A tel point que le maire de Lyon s’écria un jour : ‘«’ ‘ Je ne puis comprendre que vous prêtiez l’oreille à des dénonciations de la plus basse espèce. Tous les faits que vous me signalez sont faux et calomnieux […]’ ‘ 406 ’ ‘ ’». Et si le premier magistrat de la ville dénonçait ainsi les pratiques du préfet, c’est parce qu’elles l’attaquaient personnellement, et lui-même oubliait vite qu’il y avait recours en permanence. Dans un même mouvement, chaque autorité déconsidérait les rumeurs et ordonnait qu’on les leur rapportât toutes, quelle que fût leur pertinence.

Dès que la rumeur apportait aux oreilles du pouvoir des histoires d’individus à mine suspecte s’enfermant chez eux, des enquêtes étaient lancées afin d’en savoir davantage et rechercher des agitateurs politiques ; la plupart du temps, elles ne donnaient rien 407 . Les historiens ont surestimé les fausses nouvelles et autres bruits alarmants – ou ont cru que les peurs rurales (vie chère, imposition et fiscalité, etc.) pouvaient toucher également la ville – alors qu’en réalité l’immense majorité des rumeurs étaient totalement « inoffensives ». En résumé et malgré cela, le pouvoir, d’une part, se méfiait du contenu politique qui pouvait se cacher dans chaque parole, dans chaque rumeur et, d’autre part, refusait d’admettre que le peuple pût développer une idée politique. Pour le peuple, le moindre accident devenait une tragédie si la rumeur s’en emparait ; pour le pouvoir la moindre rumeur devenait une révolution imminente si elle parvenait à sa connaissance. L’irrationalité du peuple que dénonçaient les élites se répercutait dans leur crainte de la subversion politique, dans leur propension à tout ramener à la question de l’insécurité. Ce qui était bas faisait peur et, les révolutions aidant, cette peur se trouvait décuplée lorsque le sauvage décidait de s’occuper de la chose publique – on se remémorait alors les heures sombres de l’An II et les sans-culottes paradant dans les rues, des têtes embrochées sur leurs piques.

Les bourgeoisies voyaient le crime partout. ‘«’ ‘ On a dit aussi qu’on avait vû [sic] des cadavres chez le sieur ’ ‘Poyras’ ‘, demeurant à Perrache. J’ai fait faire une enquête suivie pour constater très soigneusement tous les faits. Il en résulte que ces bruits sont faux, et que tout se réduit à quelques ossements humains anciens qui se trouvaient chez le sieur ’ ‘Poyras’ ‘, lequel se livre à des études d’anatomie’ 408  ». Comme pour l’exécution capitale, la presse jouait un rôle primordial en alimentant le sentiment d’insécurité. C’est du moins ce que pensait le lieutenant de police après avoir enquêté sur d’autres affaires similaires à celle de ce Poyras : ‘«’ ‘ […] les journaux contiennent parfois des articles relatifs à des délits dont les auteurs ne sont pas encore découverts tandis qu’ils gardent un profond silence sur ceux dont les auteurs ont été arrêtés par les soins de la police ’». Si on comprend cet intérêt pour l’opinion populaire, il n’en reste pas moins, qu’a priori, les élites construisaient un double savoir autour de la rumeur : lui conférer le statut d’information et, dans le même temps, réfuter sa crédibilité.

Les élites et le peuple poursuivaient de semblables vérités basées sur le on-dit et avalisées par l’écrit. Sinon, on expliquerait difficilement pourquoi le préfet ouvrait une enquête sur simple rumeur rapportée par un commissaire. Finalement, tout était reçu au premier degré : la rumeur, la dénonciation, la supplique étaient comprises comme des blocs de vérité, quels que fussent l’informateur et le destinataire. La différence entre le peuple et les élites se situait au niveau de la gestion de ces vérités : si l’appréhension, pour reprendre le terme d’Arlette Farge 409 , était la même, l’interprétation et l’utilisation différaient.

Cela réduit la fracture des sens, ou plutôt la place sur un point davantage précis : celui de la visibilité. L’autocontrôle est une forme de la représentation de soi ; si permissivité il y a, elle est synonyme de solitude, elle est intérieure. En public, les élites ne laissaient pas transparaître leurs émotions ou alors selon un code solidement établi 410 . Il importait principalement de savoir se contenir en public et cacher ses affects. Tandis que la façon de penser de la multitude ‘«’ ‘ […] se manifestait […] assez nettement sur les physionomies’ ‘ 411 ’ ‘ ’», les élites conservaient le masque de la maîtrise de soi à peine animé par un rictus de dégoût. Leur XIXe siècle constituait la négation du dionysiaque : peuple dionysiaque, élites apolliniennes. Privilégiant la raison, la réflexion, les élites ne voyaient du peuple qu’un corps, qu’une force brute. Il était violent, il était menaçant – même dans ses plaisirs il n’était que purement physique. Le fossé des sensibilités se creusait aussi à partir de cette thématique du corps instrument que l’on montrait chez le peuple, du corps honteux et païen que l’on cachait et moralisait chez les élites 412 . En ce sens, ‘«’ ‘ le bourgeois projet[ait] sur le pauvre ce qu’il s’effor[çait] de refouler’ 413  » et l’utilisation du peuple comme image inversée lui fut d’une grande aide.

Que nous ont appris les discours venus d’en bas ? Ils nous ont aidé à dessiner les contours d’un peuple aux multiples facettes – mais non versatile. Il semblait vivre sa ville à l’aide d’outils pour nous inhabituels : il expérimentait les recoins du sensoriel mais n’était pas dupe du regard sévère venu d’en haut. Les regards échangés de part et d’autre de l’échelle sociale confortaient un paradigme identitaire. Entre le « nous » et le « eux » s’insérait tout un ensemble de représentations – que nous avons pu retrouver, en ce qui concerne le peuple, grâce à l’étude des suppliques. Un groupe populaire prenait forme au travers de cette pratique partagée. Nous verrons par la suite comment ce groupe possédait également un ensemble de comportements communs.

Que nous a appris la permanence 414 des discours venus d’en haut ? La ville était aussi laide que le peuple qui la constituait, le peuple était inférieur aux élites 415 et la femme inférieure à l’homme, l’étranger ne valait pas le natif et le danger guettait partout et à toute heure. Les élites vivaient en pleine fiction, fabriquant leurs peurs, leurs représentations du mauvais peuple comme celles du bon peuple. En fonction de ces images nées de sa sensibilité, le pouvoir s’attachait à modeler la ville et les comportements urbains pour que la société lui ressemblât. Il lui fallait ordonner la ville pour discipliner l’homme, il lui fallait en finir avec l’anarchie dénoncée du système urbain pour enfin pouvoir dire avec Emile de Girardin : ‘«’ ‘ […] ce qui est du domaine de l’ordre, c’est la rue’ 416  ». Le Progrès représentait la marche triomphante des élites hissant enfin le peuple du barbare à l’humain, sans laisser place à la moindre incertitude. Mais faire de l’autre un quasi semblable était un travail réalisable à long terme et, en attendant, le pouvoir parait au plus pressé afin d’éviter que perdurent et que se multiplient différences et particularismes. Justement, du fait de ces différences, les élites s’étaient forgées des représentations négatives et hantées de peurs les amenant à privilégier le système policier et normatif comme outil de civilisation et d’éducation. Car, pensaient-elles, le respect de l’ordre s’obtenait par la loi – son « rempart habituel » – et la force – ‘«’ ‘ dernier retranchement de l’ordre public ’» 417 . Moins le pouvoir avait confiance en son peuple, plus il sentait le besoin de le surveiller, plus il resserrait l’étau policier. Il disposait, pour ce faire, d’un arsenal législatif complet pour lutter contre ses peurs. En outre, cet arsenal n’était pas seulement répressif mais imposait avant tout des normes pour éduquer le peuple.

Notes
404.

Arlette FARGE, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIII e siècle, Paris, Seuil, 1992, p.10.

405.

ADR, 4 M 196, Lettre du procureur de la République au préfet du Rhône, 09/08/1873.

406.

ADR, 4 M 2, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 11/03/1831.

407.

Ainsi, en 1821, des grenadiers se seraient rendus dans deux maisons louches… qui s’avérèrent en réalité être habitées par de forts honnêtes gens. ADR, 4 M 372, Lettre du maréchal de camp au lieutenant général de police, 24/03/1821.

408.

ADR, 4 M 182, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 18/02/1821.

409.

Arlette FARGE, La vie…, op. cit., p. 279.

410.

Cf. Norbert ELIAS, La civilisation…, op. cit. ; Robert MUCHEMBLED, La société policée. Politique et politesse en France du XVI e au XX e siècle, Paris, Seuil, 1998, 371 p.

411.

« Une émeute aux Terreaux en 1790 », Lyon vu…, op. cit., pp. 73-74.

412.

Le peuple considéré sous son seul aspect physique était déjà une représentation partagée par les élites du XVIIIe siècle. Cf. Arlette FARGE, Dire…, op. cit., p. 32. Sur le rapport au corps au XIXe siècle, voir Philippe PERROT, Le travail des apparences. Le corps féminin, XVIII e -XIX e siècle, Paris, Seuil, 1991 (première édition 1984), 283 p.

413.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit., p. 169.

414.

Il est effectivement question de permanence des discours et non de moments privilégiés où les peurs s’exprimaient (Monarchie de Juillet, Belle Epoque).

415.

A tel point qu’il leur fallait parfois préciser « gens pensant bien quoique de la classe ouvrière »… AML, I1 240, Rubrique de l’état des « cafetiers, cabaretiers, aubergistes, gargotiers, vinaigriers etc. au 15 avril 1826 ».

416.

Cité par Pierre Larousse dans son Larousse du XIX e siècle à l’article « rue ».

417.

Discours de Prunelle, maire de Lyon, Le Précurseur n° 1 117, 06/08/1830. Cité dans Irène SERVETTAZ, L’opinion…, op. cit., f° 115.