Deuxième Partie
Gérer La Société Urbaine

Images noires de la ville et de ses habitants, double constat de supériorité et d’impuissance : les élites avaient perdu quelques unes de leurs certitudes avec la Révolution. Les changements incessants du XIXe siècle, s’ils ne mirent pas trop à mal leur domination politique, économique et sociale, avaient tout de même de quoi leur laisser une impression d’instabilité et de danger. Il apparut nécessaire, face à des bouleversements désormais toujours possibles, de penser l’homme afin d’avoir davantage de prise sur lui. Les élites devaient donc agir, ce qui signifiait contrôler la société urbaine en resserrant un maillage normatif jugé encore lâche. De quelle manière ? Le chantier était d’envergure puisque le pouvoir se proposait d’améliorer les formes urbaines et de normaliser la ville et les citadins. Une théorie du bon gouvernement, relevant du quadrillage des hommes et des choses, fut élaborée, puisant ses racines dans ce que l’époque classique avait déjà ébauché et en conférant un caractère permanent aux desseins du siècle passé.

L’Ancien Régime avait effectivement posé les bases de cette théorie du quadrillage. Au XVIe siècle, l’assistance en fut la première pierre. Lyon était alors à la pointe de la nouvelle politique : l’Aumône Générale, temporaire en 1531 puis définitive en 1534, exprimait un ‘«’ ‘ idéal d’ordre’ 418  » en quadrillant la société pauvre, sélectionnant et éduquant les plus méritants. En 1622, l’hôpital de la Charité fut construit pour renfermer les miséreux. Ce fut à Lyon que ‘«’ ‘ […] pour la première fois, la solution de l’ ‘’enfermement ’ ‘[fut] pensée et réalisée’ 419  ». Mais le pouvoir peinait à élargir ce précédent à l’ensemble du corps urbain. Ou, plus exactement, il s’avérait incapable de mettre ses projets en application : ‘«’ ‘ Une science de la police est en place au XVIIIe siècle […] mais pas vraiment une police’ 420  ». Cette science bénéficiait pourtant d’un climat propice : de nombreuses réflexions s’attachèrent à renforcer l’articulation police/espace, ce qui amène des historiens à employer aujourd’hui le terme de quadrillage pour définir les projets alors élaborés 421 .

Ainsi donc, même si le pouvoir cherchait à détailler toute l’activité urbaine dans ses règlements de police 422 , une pratique étendue du quadrillage – et pas seulement limitée à l’enfermement des pauvres – ne put se mettre en place que vers 1800. Brigitte Marin a montré que les diverses réformes des polices madrilène et napolitaine de la fin du XVIIIe et du début du XIXe ‘«’ ‘ inaugur[èr]ent de nouvelles pratiques ’» plus qu’elles ne les mirent en application 423 . Et Vincent Milliot d’ajouter, à propos de Paris : ‘«’ ‘ […] à l’évidence, les intentions ont pu devancer les réalisations effectives’ 424  ». La mise en pratique et l’aboutissement d’une réflexion portant sur l’art de gouverner datent bien du XIXe siècle. Il est possible de cibler au moins trois différences avec l’Ancien Régime : la volonté centralisatrice marquée par la fin des particularismes régionaux et des aménagements féodaux ; les progrès des techniques de pouvoir grâce à l’utilisation des papiers d’identité ou à la rédaction des codes napoléoniens ; une vraie politique de mise en pratique s’appuyant sur la qualification des hommes.

Ce qui nous intéresse dans cette partie, ce n’est pas la genèse du quadrillage mais sa victoire. Cette théorie ne se retrouve pas telle quelle dans une décision ministérielle – ce qui serait trop simple. Certes, la notion de quadrillage peut être relevée dans certains écrits manuscrits ou imprimés – tant du XVIIIe siècle que du XIXe – s’étant proposés de réfléchir au système policier. En réalité, d’après les archives de police que nous avons dépouillées 425 , l’ensemble des transformations que le pouvoir fit connaître à la société urbaine convergeaient vers un but unique qui n’était rien d’autre que la mise en place d’un « bon gouvernement 426  ». C’est donc l’historien qui, à la lecture de ses sources et les ayant rassemblées, conclut à l’existence plus ou moins diffuse du quadrillage 427 . Les élites du XIXe siècle, malgré les changements de gouvernement, s’approprièrent toutes cette théorie idéale et voulurent l’appliquer. Pour la réaliser pratiquement sur le terrain, agir sur les formes urbaines et contrôler les hommes, elles utilisèrent la police dont elles prirent soin de rationaliser l’organisation au fil des décennies. Discipliner en surveillant les faits et gestes – voire les esprits – de chacun était primordial pour le pouvoir mais la lourdeur du projet initial eut pour conséquence une difficile application.

Notes
418.

Roger CHARTIER, « La naissance de la marginalité », L’Histoire, n° 43, mars 1982, p. 108.

419.

Id., p. 109.

420.

Arlette FARGE, Michel FOUCAULT, Le désordre…, op. cit., p. 345.

421.

Catherine DENYS, « La territorialisation policière dans les villes au XVIIIe siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 1, janvier-mars 2003, pp. 13-26

422.

Arlette FARGE, « L’espace parisien au XVIIIe siècle d’après les ordonnances de police », Ethnologie Française, n° 2, 1982, p. 121 ; Paolo NAPOLI, Naissance…, op. cit., p. 48.

423.

Brigitte MARIN, « Les polices royales de Madrid et de Naples et les divisions du territoire urbain – fin XVIIIe, début XIXe siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 1, janvier-mars 2003, p. 103.

424.

Vincent MILLIOT, « Saisir l’espace urbain : mobilité des commissaires et contrôle des quartiers de police à Paris au XVIIIe siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 1, janvier-mars 2003, p. 80.

425.

Cf. l’inventaire des sources. Les acteurs de la théorie du bon gouvernement qui produisirent ces documents correspondaient aux différentes composantes du système policier : ministre de la Police et/ou de l’Intérieur, préfet, maire, fonctionnaires chargés localement de la gestion policière, commissaires, agents.

426.

La notion de « bon gouvernement » fait écho à l’histoire médiévale italienne – et notamment à une célèbre fresque siennoise. Il est possible de la rattacher à celle, plus contemporaine, de gouvernance – thème vague qui peine à s’imposer et auquel on peut préférer le barbarisme foucaldien de « gouvernementalité ». Ce dernier concept renvoie, notamment, à « […] l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité ». Michel FOUCAULT, « La governamentalitá [La gouvernementalité, cours du Collège de France, 4ème leçon, 01/02/1978] », Aut-Aut, n° 167-168, septembre-décembre 1978, pp. 3-11. Texte traduit dans Michel FOUCAULT, Dits et écrits, t. III : 1976-1979, Paris, Gallimard, 2000 (première édition 1994), p. 655.

427.

Ce terme nous appartient évidemment davantage qu’il n’appartient au XIXe siècle. Il est simplement pour nous un moyen de faire comprendre la mise en place d’une nouvelle donne dans l’idée de pouvoir. Il est parfois bon de rappeler le travail de l’historien qui doit construire son objet d’étude, opérer des choix et forger des théories explicatives. Cf. Lucien FEBVRE, « Sur une forme d’histoire qui n’est pas la nôtre », Annales ESC, 1947. Texte repris dans Lucien FEBVRE, Combats…, op. cit., pp. 114-118.