Une visée totalisante

Ce qui nous intéresse ici – en nous inspirant des travaux de Foucault, en les élargissant et les approfondissant, en allant au-delà des exemples caricaturaux sans cesse répétés, dont l’usine couvent est une des plus belles illustrations – c’est de montrer comment les autorités du XIXe siècle pensaient quadriller, contrôler entièrement la ville au quotidien, à l’aide de tout un arsenal de normes portant tant sur les hommes que sur les choses et à l’aide des forces de l’ordre dont la bonne organisation conditionnait le fonctionnement de cette surveillance qui se voulait totale. ‘«’ ‘ Sûreté, salubrité, propreté, répression des abus, des écarts, des délits, maintenue de l’harmonie entre les divers éléments de l’agrégat social, sollicitude sur les subsistances, tel est l’ensemble des objets qui embrassent les obligations de la police. Le magistrat qui se dévoue au service de tant d’intérêts est nécessairement en contact avec tous les états et toujours pour leur être utile, il n’est pas jusqu’à la santé des débauchés qui ne devienne l’objet de ses attentions secrètes’ 438  ». Tout relevait de la police, rien ne paraissait devoir lui échapper. Le terme essentiel, « l’harmonie », indiquait sans détour ce que devait être la police : le ciment de la civilisation. La police n’avait pas seulement pour but d’assurer le maintien de l’ordre mais devait savoir réguler les comportements populaires en imposant les normes venues d’en haut. Si le quadrillage était militaire, scolaire, économique, etc., son volet policier est, pour qui veut comprendre la société du XIXe siècle, bien plus incontournable que le règlement de la colonie pénitentiaire de Mettray si souvent citée. En effet, il n’entraînait pas simplement la surveillance des criminels mais induisait la « disciplinarisation » de l’ensemble de la société car la police était le vecteur principal des normes du pouvoir. Un quadrillage fin des hommes et des choses supposait un regard policier attentif aux détails, notamment en matière de comportements. Les conduites populaires les plus courantes (rixes, insultes) n’intéressaient pas le tribunal correctionnel. Le quadrillage permettait de les contrôler en se situant un cran au-dessous de la justice et en tentant une connexion directe permanente avec le quotidien des Lyonnais 439 .

Une seule limite fut posée au concept du quadrillage : ce qui se passait à l’intérieur des logements. Il est vrai que seul ce qui touchait à l’espace public intéressait les autorités. Il y avait un véritable tabou de l’espace privé, respect de la propriété oblige. Durant la période que nous étudions, la police ne devait pas s’immiscer dans la vie privée des individus, ‘«’ ‘ […] et c’est, en quelque sorte, à leur insu, que les citoyens éprouvent chaque jour ses bienfaits, c’est-à-dire les avantages précieux de la sûreté et de la tranquillité, le maintien des bonnes mœurs, le respect de la religion, en un mot, la jouissance paisible de tous les genres de bonheur ’[…] 440  ». Le quadrillage répondait à un triple objectif : contrôle absolu, dressage et idée d’une police protectrice. Où l’on retrouve la pensée binaire des élites dans les fonctions de la police : ‘«’ ‘ […] protéger les bons, encourager les timides, sévir avec fermeté contre les méchants […]’ ‘ 441 ’ ‘ ’». Le quadrillage fut la réponse que le pouvoir donna à ses peurs. A peurs binaires, surveillance binaire. Plus que jamais, une pensée sans nuances dominait : ordre et désordre, intérieur et extérieur, bon et mauvais… Par l’imposition des normes, le pouvoir cherchait à faire partager aux populations sa manière de penser et ses représentations du monde.

Pour fonctionner, le quadrillage ne devait pas se figer mais s’adapter aux changements successifs de la ville. En 1821, le lieutenant de police n’hésita pas à déplacer un corps de garde de la rue des Célestins au quai éponyme, arguant que la place des Célestins ne demandait plus une surveillance aussi importante que par le passé, et que placée en bord de Saône la sentinelle pourrait exercer son contrôle sur les deux rives de la rivière 442 . En fonction des événements, le maillage de la ville pouvait être éventuellement resserré. Une telle adaptation permettait au système d’insister sur son aspect davantage préventif que répressif. Toujours en 1821, dès que la Fabrique donna des signes de ralentissement de son activité, les autorités demandèrent une vigilance accrue de la part de leurs agents pour ‘«’ ‘ […] prévenir, autant que possible, les désordres aux quels [sic] pourraient se livrer les ouvriers qui resteraient sans travail et principalement ceux qui sont étrangers à la ville de Lyon et au département du Rhône’ 443  ».

La visée totalisante du pouvoir est aujourd’hui facilement repérable au travers des innombrables règlements alors édictés par les autorités.

Notes
438.

AML, 500318, Procès-verbaux des séances du conseil municipal de Lyon, t. 3 : 1810-1813, « Séance du 7 mai 1811 », Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1923, pp. 87-88. C’est dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle que se fit jour « l’idée nouvelle que l’ordre social est une condition du bonheur des individus ». Cf. Giovanna PROCACCI, Gouverner…, op. cit., p. 39.

439.

Ou, si on préfère, la justice n’était qu’une partie du quadrillage.

440.

AML, 985 WP 107, Circulaire du préfet du Rhône aux maires du département, 31/12/1814.

441.

ADR, 4 M 27, Lettre [du maire de La Guillotière ?] au commissaire de La Guillotière, 05/10/1818.

442.

ADR, 4 M 1, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 04/06/1821.

443.

AML, I1 85, Lettre du lieutenant de police au commissaire de police de la Halle aux Blés, 08/12/1821.