2 - Harmoniser la société urbaine : discipliner

Montrer l’exemple

Partant du principe que la laideur de la ville conditionnait la débilité physique du peuple, les élites eurent très tôt l’ambition de transformer l’aspect de la cité afin que ses habitants devinssent meilleurs. Reprenant l’idée des physiocrates de la nature maîtrisée, elles pensaient modeler les hommes en agissant sur leur environnement ; et la ville était justement le vecteur principal d’uniformisation des manières de penser et de nivellement des comportements. Des rues répondant aux canons de la beauté et de la modernité en matière d’hygiène et de salubrité devaient aider à civiliser le peuple. Les objets sur lesquels le contrôle des choses portait étaient fort nombreux ; tout ou presque était destiné à relever de l’administration. Devant l’ampleur de la tâche, le pouvoir avait choisi deux voies pour réaliser l’harmonie urbaine. La première correspondait à la prise en charge par les autorités d’une grande partie des améliorations à réaliser dans la cité ; en quelque sorte, elles montraient l’exemple. La seconde obligeait les habitants à suivre cet exemple en prenant part aux travaux d’entretien et d’embellissement de la ville. Par exemple, au cœur de Lyon, les façades du lycée et du palais Saint Pierre étaient, à la fin du Second Empire, dans un état de dégradation sérieux. Il apparut alors inutile de vouloir que les habitants intériorisent des normes si les autorités n’étaient pas capables de donner le bon exemple : ‘«’ ‘ Que pouvons-nous répondre aux propriétaires des maisons voisines de ces édifices lorsque nous les faisons traduire devant le tribunal de simple police pour inobservation du règlement de police relatif au nettoiement des façades, et qu’ils nous répondent qu’il est fort extraordinaire qu’on exerce des poursuites contre eux, lorsque, à quelques pas, la ville laisse les édifices municipaux dans un état de dégradation pire que celui des façades des maisons particulières ’? 448  ».

Ces deux voies pouvaient se recouvrir. Ainsi, le nettoiement de la voie publique (balayage de l’ensemble des parties de la ville et enlèvement des boues et immondices) était assuré par des employés municipaux dans toutes les rues, exceptée la portion de chaussée comprise entre les maisons et le « caniveau » qui était à la charge des habitants. Sous la Restauration, quatre employés parcouraient tous les matins les rues, places et quais de tous les arrondissements ‘«’ ‘ […] en incitant, au son de la cloche, les habitans [sic] à balayer le devant de leurs habitations’ 449  » sous peine de contravention. Cette obligation en apparence inutile – les employés de la mairie auraient pu nettoyer l’ensemble de l’espace urbain – permettait de faire accepter certaines normes par le dressage des corps. Nouvelle preuve qu’en quadrillant les choses, on contrôlait les hommes. L’apprentissage de la ville propre était le vecteur privilégié de ce dressage mais non l’unique. La diffusion de l’éclairage urbain relève de la même logique. La ville s’occupa de financer les travaux les plus importants mais demanda aux propriétaires des maisons desservies par des impasses de procéder à leurs frais à leur éclairage 450 . Toute une masse d’ordonnances pourrait encore être citée, chacune visant à réaliser un mieux être urbain. Par exemple, de nombreux projets essayèrent d’améliorer l’hygiène des fosses d’aisance et proposèrent de les bétonner ou de mieux les curer 451 – ce qui révèle la place prépondérante de l’inventeur et de l’ingénieur dans la ville normée. Les ordonnances mettent en avant le sentiment de propriété. Pas tant, peut-être, dans l’idée que la ville était la propriété de tous et que chacun était responsable de ses actes, idée qui paraît être trop liée à notre époque (quoiqu’on pourrait en saisir la genèse au XIXe siècle). Il s’agissait plus sûrement du rapport du propriétaire à une ou plusieurs choses lui appartenant. La notion de responsabilité en découlait : au propriétaire d’un immeuble en incombait la propreté ; lui seul était responsable au regard de la loi quand bien même il n’y habitait pas. Les ordonnances donnaient donc l’exemple, mais cela n’était guère suffisant si elles ne s’accompagnaient pas d’une politique répressive. Comme le précisait un commissaire, à propos d’un individu ayant encombré un trottoir trois semaines après qu’un arrêté de police eût défendu de n’y rien déposer, à quoi sert une ordonnance si l’impunité vient appeler le désordre 452 .

Le quadrillage des choses était aussi le quadrillage de l’espace urbain qui conditionnait la surveillance des hommes.

Notes
448.

AML, I1 269, Lettre de l’ingénieur en chef de la voirie municipale au préfet du Rhône, 31/05/1867.

449.

AML, I1 267, Ordonnance de police municipale, 10/05/1823.

450.

ADR, 4 M 160, Arrêté de police du maire de La Guillotière, 02/03/1850.

451.

Sous le Second Empire les problèmes d’assainissement furent sérieusement pris en compte ; une loi de 1853 obligeait les propriétaires à créer des fosses d’aisance dans chaque maison en attendant l’augmentation du réseau d’égouts. Cf. Roselyne BARRE-SUQUET, L’assainissement à Lyon de 1850 à 1914, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Olivier Faure, Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 1995, 75 f° et 46 f° d’annexes.

452.

AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 24/05/1848.