Des formes urbaines parfaites

Idéalement, la ville ne serait composée que d’angles droits et de parcelles aux périmètres identiques sur l’exemple du camp militaire. L’architecture, jouant des pleins et des déliés, était tenue de créer de la visibilité, sur le modèle du plan panoptique (prisons, hôpitaux, cités ouvrières 453 ). En ce sens, les tentatives de reconfiguration de la ville du XIXe ne sont que la réponse apportée à l’urbanisme nouveau des Lumières. Les aménagements urbains de la Presqu’île lyonnaise avaient aussi pour but de faciliter le recours aux forces armées en cas de révoltes populaires. Cependant, la gestion quotidienne du péril social demandait un quadrillage plus fin. Le XIXe siècle vit donc la ville s’efforcer de mieux nommer son espace en fixant le nom des rues plus précisément que cela n’avait été fait par le passé et en numérotant les maisons de façon plus convaincante qu’en 1755. Mais les édiles allèrent plus loin dans l’innovation. Alors que le centre commençait d’être légèrement toiletté 454 , quelques arpents excentrés du territoire municipal servirent de laboratoire à la ville nouvelle, permettant de construire une cité pensée sur le papier : les Brotteaux avec la « Villa Morand » déjà citée précédemment. Dans le même ordre d’idée, la volonté ancienne de posséder un parc à l’anglaise fit lentement son chemin avant d’être réalisée par Vaïsse au tournant du Second Empire (nous avons relevé dans le discours des élites l’expression du manque de promenades). Un écrin de verdure de 104 ha vit le jour au nord de la ville, près d’un quartier symbolique, celui correspondant justement à cette partie de la rive gauche qui venait d’être récemment urbanisée et qui répondait le mieux à l’idéal urbain du temps. Peu éloigné des lieux du pouvoir, il était relié au quartier des Terreaux par un pont enjambant le Rhône. Il n’en fallut pas davantage pour que le parc de la Tête d’Or s’inscrivît dans un espace marqué socialement ; voyez encore aujourd’hui la richesse des maisons qui le bordent. La rive gauche se retrouvait donc divisée en deux : au nord la ville harmonieuse, au sud le faubourg populaire ; le parc urbain du XIXe siècle, établi à la périphérie des villes, jouait un rôle de contrepoids par rapport aux faubourgs.

La partition de la rive gauche était donc inévitable puisque le sud, qui correspondait au cœur de l’ancienne commune de La Guillotière, s’était urbanisé avant le nord. Les velléités d’une ville nouvelle se heurtaient par conséquent à la morphologie du territoire urbain tout autant qu’à l’histoire des villes. Lyon a été, et est encore, une cité modelée par la Saône et le Rhône, retenue par les collines de Fourvière et de La Croix Rousse ; un plan romain était inconcevable dans un espace déformé par les contraintes naturelles. La ville avait également un passé et, à moins de la raser, il fallait composer avec des siècles d’histoire ; la construction urbaine au XIXe siècle fut avant tout – pour reprendre les mots de Maurice Garden 455 – une histoire de « remodelage » et de « transformation » des formes préexistantes. Des travaux avaient été entrepris tels l’assainissement de Perrache, la suppression de l’île Béchevelin ou l’aménagement des quais, projets de longue date qui furent menés à bien sur la longueur. Après cet aménagement au coup par coup échelonné sur les cinquante premières années du siècle, le Second Empire tenta de modifier en profondeur la ville de Lyon : le préfet Vaïsse fit de la Presqu’île un chantier pour percer des rues droites, larges et parallèles ; les immeubles devaient respecter un alignement parfait, une standardisation des façades, une uniformisation de leur hauteur. Mais dans quel but ? ‘«’ ‘ Démolir pour assainir,’ ‘ tel était le seul moyen de détruire l’insalubrité des vieux quartiers qui ont disparu pour faire place à la magnifique rue Impériale’ ‘ 456 ’ ‘ »’. Le souhait impérial fut appuyé par une convergence d’intérêts sans précédent groupant entrepreneurs, architectes, municipalité, Hospices Civils, financiers et sociétés immobilières. Pour autant, l’importance et la nouveauté de ces travaux ont été surestimées : longtemps la ville conserva son aspect ancien dont on retrouve trace encore aujourd’hui dans le centre ville, le vieux Lyon et La Guillotière. Et si une partie du centre s’était transformée, seules deux ou trois rues nouvelles virent réellement le jour. A Vaise, quelques grandes artères avaient répondu au projet impérial mais elles côtoyaient un vaste ensemble urbain dont les pouvoirs publics se moquaient totalement 457 . Pouvait-il en être autrement quand on connaît le chantier que provoqua le seul percement de la rue Impériale ?

Grâce à quelques voies larges et aérées, au parc et aux enfilades de quais, les édiles faisaient du centre la vitrine du pouvoir et marquaient un espace conçu pour représenter la ville. Utiliser pour agrémenter le nouvel espace central, les kiosques lumineux connurent un rapide succès dans les années 1860. Abritant un marchand de journaux ou dissimulant un urinoir, ces supports publicitaires destinés à valoriser l’espace servaient en quelque sorte à marquer la frontière entre le centre et la périphérie. Symboles d’un centre régénéré, d’un cocon normalisé et ostentatoire, ils remplaçaient l’ancien octroi moribond comme marqueurs de la ville. Ils devinrent quelques uns des signes du passage d’une société ancienne à une société de consommation naissante, délimitant un espace qui, depuis quelques décennies déjà, avait fait reculer les ténèbres. Le pari de la lumière était d’ailleurs bien le combat premier des grandes villes depuis la fin du XVIIIe siècle 458 . De leurs flammes tremblotantes, de premières lanternes partirent à l’assaut de la nuit dès 1698 ; mille fonctionnaient de fin octobre à fin mars avant que des réverbères ne viennent les supplanter à partir de 1767 459 . Les mutations techniques du siècle suivant permirent les avancées productives que l’on connaît. Au début des années 1820, les quartiers centraux de la ville accueillirent l’éclairage au gaz ; celui-ci remplaça progressivement l’éclairage à l’huile 460 . La ville fut peu à peu éclairée en continu du soir au matin alors, qu’au début du siècle, l’éclairage permanent était extraordinaire. L’habitude de la « clarté nocturne » fut vite prise et les autorités firent la chasse aux réverbères défectueux et aux zones d’ombre de la ville. Comme nous l’avons souligné précédemment, le quadrillage par la lumière servit d’abord à éviter les accidents et à faciliter le travail de la police en améliorant la visibilité des hommes et des choses.

En montrant l’exemple, en améliorant les formes urbaines, le pouvoir espérait éduquer les masses populaires. Il normalisait la ville afin d’en réglementer les usages. Des nouvelles pratiques imposées de la cité, nous donnerons quelques exemples : le parc, la circulation, les horaires et le jeu.

Notes
453.

Pour la prison, cf. Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit. En ce qui concerne l’hôpital, les Lyonnais peuvent se référer au plan de l’asile du Vinatier (Bron) opérant une stricte répartition des sexes en des bâtiments identiques placés de part et d’autres d’un axe symbolisé par une chapelle. Quant au modèle de la cité ouvrière, on peut citer le bel exemple du familistère Godin à Guise (Aisne) ; cf. Emmanuel DE ROUX, Patrimoine industriel, Paris, Scala, 2000, pp. 82-91. Voir aussi Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, Le petit…, op. cit.

454.

Citons, à titre d’exemple, la création, sous la Restauration, de la place Sathonay et le percement de quatre rues adjacentes libérant une perspective au-devant du Jardin des Plantes (Céline FAVEREAU, Etude d’un quartier de Lyon : la place Sathonay et les environs (1815-1886), Mémoire de maîtrise dirigé par Mme Sylvie Schweitzer, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998, f° 38.

455.

Maurice GARDEN, Yves LEQUIN [dir.], Construire…, op. cit., p. III.

456.

AML, I5 1&2, Questionnaire sur l’assainissement des logements insalubres, sd [fin 1850-début 1860]. Cela fait écho à la triade « Paver, drainer, ventiler » mise en avant par Alain Corbin. Cf. Le miasme…, op. cit., p. 105.

457.

Cf. Carlos CARRACEDO, Vaise, un quartier ouvrier de Lyon (milieu XIX e -début XX e ), Mémoire de DEA dirigé par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1998, f°177.

458.

Sur l’éclairage public à Lyon au XIXe siècle, cf. ADR, 4 M 521. Voir aussi J.M. GIRAUD, Gaz et électricité à Lyon, Des origines à la nationalisation, Thèse d’Histoire dirigée par M. Henri Morsel, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1992, 3 vols., 385, 385 et 390 f°. Pour le quadrillage de la ville par l’éclairage, cf. Simone DELATTRE, Les douze…, op. cit., pp. 79-118.

459.

Gilles COMBECAVE, Les rues…, op. cit., f° 122-124.

460.

Jean-Michel DELEUIL, « Du bec de gaz à l’halogène. Les enjeux de l’éclairage public à Lyon », Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, n° 1, 1995, pp. 17-28.