Eduquer le peuple

La nature recréée au sein de la ville et dont il fallait prendre soin était un moyen d’inculquer au peuple certaines règles élémentaires du comportement policé. A Lyon, le parc de la Tête d’Or possédait – et possède encore – son règlement intérieur, comme du reste la plupart des micro espaces urbains. Cela renvoie à la notion de « disciplinarisation » – mais à un second niveau. Il existait des normes essentielles qu’il convenait de suivre en ville ; au sein de ces micro-espaces, elles étaient répétées en miniature suivant un modèle identique. La police des théâtres comme celle du parc avaient un règlement qui faisait écho aux règles de vie sociale. Le pouvoir en normalisant un maximum d’espaces, en superposant les normes, en les faisant se recouper, essayait de faire en sorte qu’il y eut le moins d’espaces possibles qui ne fussent pas couverts par elles. Où qu’il se trouvât, l’individu devait toujours pouvoir être traversé par un faisceau de normes. Le règlement du parc de la Tête d’Or fut bien, à ce propos, un modèle du genre 461 , prenant place dans cette partie du quadrillage relevant moins de la surveillance que de la discipline. Cet espace vert, synonyme de havre de paix, renvoyait une image de la ville idéale. Comme la cité parfaite à laquelle les autorités travaillaient à Lyon même, le parc ne connaissait pas la laideur. Les personnes ivres, « d’allures inconvenantes », les ambulants, les mendiants, les bêtes de somme étaient interdits d’entrée. Les élites se servirent du parc et imposèrent leur conception du temps libre en opérant une nette séparation entre travail et repos. Contrairement à la ville vécue, le mouvement du travail n’avait pas sa place dans le parc. La plupart des reproches adressés par les élites à la ville était la conséquence de ses activités laborieuses. Les nuisances de toute nature qu’elle provoquait ne pouvaient pas être éliminées puisque l’économie était le moteur de la cité. En revanche, au parc, à quelques pas de l’agitation des citadins, la quiétude était la règle car l’industrie – au sens le plus large – y était interdite 462 – tout comme la circulation. Leur connaissance, fondée ou non, du peuple amena les élites à penser que certains allaient immanquablement coloniser les lieux, qui pour monter une baraque de loterie, qui pour vendre des oranges, qui pour tenir une buvette, etc.

Contre les loisirs populaires, le parc valorisait la notion de promenade. La liste des interdits était dictée par l’expérience d’une vingtaine d’années d’activité (ce règlement de 1881 rapportant celui de 1859) 463 . Le pouvoir souhaitait civiliser la population en lui apprenant les règles de la promenade et en lui interdisant de marcher sur le gazon, de grimper aux arbres, de se baigner dans le lac, d’endommager les végétaux, de chasser, de pêcher, de faire du feu ou de se débarrasser de ses ordures. Le parc, et plus généralement la promenade, en se voulant lieux de savoir-vivre devenaient les réceptacles de la modernité civilisatrice 464 . Enfin, le parc abritait un jardin zoologique qui participait également de l’éducation populaire. Il serait tentant d’analyser les confrontations du peuple avec les animaux en cage, comme une mise en abîme : miroirs tendus aux pauvres leur réfléchissant leur sauvagerie proche de la nature. Cela aurait été un moyen de faire sentir au peuple qu’il était infiniment supérieur à l’animal et de lui faire comprendre la notion de progrès, la différence entre la barbarie et la civilisation. Ce qui est certain, c’est que le contact avec les animaux était un bon moyen d’appliquer la loi Grammont. Votée au milieu du siècle, cette loi visait à punir les mauvais traitements infligés aux animaux. Comme l’a bien fait remarquer Maurice Agulhon 465 , elle avait un but d’éducation : en s’en prenant à la violence envers les animaux, elle agissait sur la violence entre humains. Au parc de la Tête d’Or, il était d’ailleurs défendu d’agir d’une quelconque manière sur les bêtes – ce n’était pas la moindre de ses visées civilisatrices.

Rien n’a véritablement changé aujourd’hui, les normes sont toujours aussi nombreuses, le pouvoir cherche à améliorer la structure urbaine et nous devons encore nous plier à des règles nouvelles – le triage des ordures ménagères – ou anciennes – respecter un code de la route. Au XIXe siècle, on ne devait pas seulement se maîtriser dans des lieux spécifiques, tel qu’un parc, mais savoir se comporter dans l’ensemble des espaces publics de la cité. Les règles de la conduite et du stationnement fournissent un bel exemple de ce que devait être la vie en société : une discipline de l’intérêt général. Elles ne sont pas apparues avec l’automobile et, au début du XIXe siècle, la lutte contre les embarras de la cité obligea très tôt la mairie à établir une ordonnance ‘«’ ‘ relative à la circulation des voitures, chevaux et bêtes de somme, dans la ville de Lyon’ 466  ». Une partition fut opérée entre ‘«’ ‘ les conducteurs de charrettes, tombereaux, camions et autres voitures servant au transport des matériaux, approvisionnemens [sic], marchandises et objets quelconques ’» d’une part, et ‘«’ ‘ les conducteurs de fiacre, cabriolets, carrioles, berlines, voitures publiques et particulières, servant au transport des voyageurs ’» d’autre part. Seuls les seconds avaient le droit d’être assis sur leur siège et de faire parfois trotter leur équipage, les premiers devant marcher auprès de leurs bêtes sans jamais leur lâcher la bride ; personne ne devait abandonner son véhicule. Les conducteurs étaient obligatoirement âgés d’au moins 18 ans et ne pouvaient pas diriger plus de trois chevaux chacun. Les embarras et accidents étant causés par l’anarchie régissant les conduites individuelles, quelques règles précises se devaient d’être suivies. Le dépassement était prohibé sur toute l’étendue du territoire urbain hormis les quais, places et rues à deux voies. Dans ces cas spécifiques, on ne doublait ni au grand trot ni au galop. En cas de rencontre dans une rue étroite, la voiture la plus proche d’un des bouts de la rue cédait le passage à l’autre en reculant. La ville présentant de multiples portions pentues, les roues des charrettes, tombereaux et camions devaient être enrayées par mesure de sécurité ; dans les rues jugées comme étant les plus dangereuses, la circulation était interdite pour certains véhicules (mais ce ne fut qu’en 1857 que l’accès à la plupart des petites rues du centre ville leur fut interdit 467 ). Dans cette même optique, la qualité du matériel – traits et harnais en particulier – devait être optimale. Dès 1874, les dispositions anciennes s’adaptèrent pour un nouveau venu dans le paysage urbain : le vélocipède, uniquement toléré sur la chaussée des voies les plus larges de la ville 468 . Un code de la route permettait donc d’éviter les encombrements tandis que l’on rationalisait les transports en perfectionnant le service des omnibus.

Le respect des règles s’inscrivait dans le cadre d’une relation vivante des hommes à la ville. En ce sens, ce respect devait se plier aussi aux scansions de la cité et les horaires s’imposaient comme de plus en plus présents, rythmant le travail et le loisir. La naissance de l’emploi du temps, liée au développement de la montre, permit de contrôler les populations en minutant leurs faits et gestes et fit naître, en retour, un nouveau danger : la perte de temps. Au XIXe siècle, le pouvoir ne fit rien d’autre que l’éloge permanent de la vitesse ou, plus exactement, de l’immédiateté. Voyez le débit de boisson 469  : le temps du loisir ne devait pas trop mordre sur les rythmes du repos nocturne. En 1815, les débits de boissons fermaient à 21h, puis rapidement, dès l’année suivante, à 22h ou 23h en été selon le type d’établissement (les cafés baissaient leur rideau plus tard). En 1873, l’ensemble des débits de boissons fermaient à 23h en hiver et 23h30 en été. Il leur était interdit de servir les mineurs de moins de seize ans et un exemplaire de la loi sur l’ivresse publique était obligatoirement placardé dans la salle 470 . Les fermetures tardives de l’été permettaient ‘«’ ‘ […] de laisser à la population ouvrière un plus long espace de temps pour se reposer des fatigues de la journée’ 471  ». Les heures soumises à l’éclairage public allaient de pair avec celles des débits car elles rythmaient la ville, diurne et nocturne, laborieuse et oisive. Sous l’administration du préfet Vaïsse, les lumières éclairaient la ville dès 16h45 et s’éteignaient à 6h45 entre la fin décembre et le début janvier, contre 20h45 et 2h30 fin juin début juillet 472 . Globalement, les horaires devenaient obligatoires dès qu’une relation client/commerçant s’instaurait ; ils ne se limitaient donc pas seulement à l’usine ou au café. Les marchés, par exemple, dont on limitait le nombre, connaissaient des horaires précis. Dans la même veine, la fermeture des portes d’allées, relevant à la fois de la surveillance des hommes et des choses, fut réglementée. Le but recherché était double : empêcher la multiplication des vols nocturnes (laisser une porte d’allée ouverte facilitant considérablement la tâche des malfaiteurs) et habituer la population à suivre le rythme binaire jour/nuit. Obliger les habitants à tenir fermer leurs portes dès 20h30 leur faisait intérioriser l’idée selon laquelle, passée cette heure, ils avaient à rester chez eux 473 .

Ainsi, la ville avait-elle la lourde tâche de discipliner, civiliser et moraliser. Elle devait être un espace d’ordre, c’est-à-dire un espace où le populaire – compris par les élites comme naturellement lié au désordre – était fermement canalisé. La répression du jeu populaire participait de cela. Les jeux d’argent étaient prohibés, ‘«’ ‘ […] si minime que soit la somme d’argent joué et la valeur des objets ou lots proposés […]’ ‘ 474 ’ ‘ ’». La volonté de réprimer le jeu était si forte qu’elle fit tomber un tabou policier. L’agent, qui, en temps normal, n’avait pas le droit de pénétrer dans le cabaret, pouvait y passer ses journées s’il fallait décider de la moralité de l’établissement et de ses clients. Le jeu de hasard n’était pas le seul mis en cause – et les loisirs enfantins étaient spécialement visés ; peut-être le pouvoir, en interdisant à l’enfant de faire du patin dans les rues, espérait-il l’empêcher de s’habituer au goût du jeu et de devenir comme ces ouvriers dépensant leur paye dans les arrières salles des cabarets. La moralisation des plus jeunes mettait souvent en scène les curés de paroisse. En accord avec les autorités, on les vit demander une ferme répression de leurs amusements (ils faisaient du bruit aux abords des églises et, pendant les offices, ‘«’ ‘ tiraient les dames par leurs robes’ ‘ 475 ’ ‘ ’»).

Généralement, tout ce qui avait trait aux loisirs devait être moralisé, le jeu comme les danses que le pouvoir jugeait si indécentes… Mais nous sommes déjà, avec cet exemple, du côté de la surveillance.

Notes
461.

Nous nous référons au règlement de 1881. Cf. ADR, 4 M 18, Arrêté préfectoral réglementant la police intérieure du parc de la Tête d’Or, 08/03/1881.

462.

Excepté certains employés, tels les loueurs de patins.

463.

Eric BARATAY, « Un instrument symbolique de la domestication : la jardin zoologique aux XIXe-XXe siècles (l’exemple du parc de la Tête d’Or à Lyon) », Cahiers d’Histoire, n° 3-4, 1997, p. 695.

464.

Dès les années 1840 des latrines furent installées le long de la promenade de la rive droite du Rhône. AML, I5 1&2, Arrêté du 22/04/1844.

465.

Maurice AGULHON, « Le sang des bêtes : le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle », Romantisme, n° 31, 1981, pp. 81-109.

466.

ADR, 4 M 151, Ordonnance de police municipale, sd [1826].

467.

AML, I1 269, Arrêté préfectoral, 02/02/1857.

468.

AML, 943 WP 244, Arrêté préfectoral, 24/01/1874.

469.

AML, I1 239. Les informations mentionnées dans cette fin de paragraphe proviennent de ce même carton d’archives.

470.

AML, 1140 WP 1, Arrêté préfectoral, 22/07/1873.

471.

ADR, 4 M 455, Lettre du maire de La Croix Rousse au préfet du Rhône, 06/03/1850.

472.

ADR, 4 M 521. Eclairage au gaz, Compagnie de Perrache, Tableau des heures de l’éclairage de la ville de Lyon, sd [1858].

473.

Plus largement, sur la question de la normalisation de la nuit, se reporter à Simone DELATTRE, Les douze…, op. cit.

474.

AML, 1140 WP 1, Arrêté du 15/07/1871 reprenant celui du 24/01/1860.

475.

ADR, 4 M 102, Rapport de police, 3-4/05/1864.