Inclure

Chaque individu avait le droit de s’installer en ville, à la condition expresse que le pouvoir pût l’observer. Débutons par un exemple, le garni. Il était, avec la rue, le débit de boissons et la maison de tolérance 476 , le lieu où s’exerçait la surveillance policière, car il était le refuge d’individus sans attaches précises et incarnait le désordre urbain 477 . La surveillance dont il faisait l’objet illustrait parfaitement le système du quadrillage de la ville – système hérité du temps de la peste : ‘«’ ‘ […] on circonscrivait […] un certain territoire : celui d’une ville, éventuellement celui d’une ville et de ses faubourgs, et ce territoire était constitué comme un territoire fermé. […] [Celui-ci] n’était pas le territoire confus dans lequel on rejetait la population dont on devait se purifier. Ce territoire était l’objet d’une analyse fine et détaillée, d’un quadrillage minutieux’ 478  ». Ce quadrillage fut l’outil de contrôle de la plupart des instances normatives du XIXe siècle, obsédées par leur volonté d’omniscience, jamais loin de la paranoïa, et qu’un commissaire de Lyon sut, en 1823, si bien résumer : ‘«’ ‘ […] tout doit fixer l’attention de la police car souvent ce que l’on croit innocent est coupable, comme ce que l’on croit isolé a des ramifications étendues’ 479  ». Il n’est donc pas étonnant que cet outil eût été choisi par la police afin de pouvoir gérer au mieux l’hospitalité. Il ne s’agissait pas de maîtriser les arrivées aux portes d’une cité ceinte mais de laisser entrer en ville les étrangers 480 et de les surveiller en quadrillant les structures de l’accueil : ‘«’ ‘ […] dans une grande ville où le nombre des étrangers est toujours considérable, il importe d’avoir, dès leur entrée, des notions exactes et précises à leur égard’ 481  ». Plus généralement et en reprenant les termes de l’époque, à la « police d’attaque » qui ‘«’ ‘ […] menace sans garantir et tourmente sans protéger ’», il fallait privilégier la « police d’observation » ‘«’ ‘ […] par-tout [sic] présente et toujours protectrice’ 482  ». En développant une technique minutieuse de pouvoir portant sur les logeurs et les commissaires, le contrôle des populations flottantes devait être, pour les autorités, des plus aisés. On comprend donc que, même si le garni avait mauvaise réputation, l’enjeu de la surveillance n’était pas de savoir si le pouvoir souhaitait ou non sa disparition. En effet, interdire les garnis revenait, outre à s’opposer au principe de la liberté industrielle, à empêcher toute tentative de quadrillage, puisqu’ils étaient à la base de la surveillance. Dans le cadre du garni, le quadrillage n’était rien d’autre qu’une hospitalité contrôlée par le pouvoir, une hospitalité qui fixait la population flottante de la cité. D’ailleurs, de tous les lieux jugés suspects par les élites, le garni était le seul à ne pas être contrôlé par des horaires précis, au contraire du débit de boissons, puisqu’il permettait de lutter contre les désordres de la nuit. La nuit, les rues ne devaient plus être un lieu de vie, et il était donc expressément notifié aux logeurs de ne refuser aucune personne se présentant après la tombée du jour 483 .

On comprend que les lieux publics ne devenaient utiles que s’ils étaient fermement tenus par l’administration. A l’automne 1834, les autorités redoutèrent une nouvelle flambée révolutionnaire. Pour préserver l’ordre, il fut demandé à la police de surveiller les lieux publics – cabarets, garnis, bordels – sous-entendu qu’en surveillant les étrangers et les filles on déjouerait les velléités de désordres 484 . ‘«’ ‘ Considérant que tous les établissements qui peuvent intéresser à un degré quelconque l’ordre, la sécurité et la morale publiques, sont placés sous la surveillance immédiate de l’administration […]’ ‘ 485 ’ ‘ ’», le pouvoir qui cherchait à établir une surveillance sereine devait contrôler le nombre de garnis ou de débits de boissons et éviter que des établissements lui échappent. Le moyen retenu afin de parer à toute éventualité reposait sur la délivrance d’autorisations et de permissions et sur un droit de fermeture. De manière générale, dès qu’un individu émettait le vœu de s’adonner à une activité lucrative sur la voie publique ou dans un lieu public, son dossier était adressé aux autorités sur papier timbré puis avalisé ou non par elles. Et ce principe d’autorisation était nécessaire au vu des demandes : vendeur d’eau de vie, montreur d’insectes au microscope, marchand d’onguent pour les cors et de racines pour les rages de dents 486 … Dès le Second Empire, on mit de l’ordre dans ce type d’activité chère aux bateleurs en préférant à la baraque en plein vent le petit théâtre fermé. Mais s’il fallait privilégier l’intérieur, il valait mieux qu’il fût apte à recevoir des clients et que leur proche extérieur ne ressemblât point à un cloaque 487 . De la même manière, on ferma les débits jugés mal intentionnés, ceux qui abritaient des individus s’en prenant publiquement au souverain, ses ministres et aux autorités locales. Le débit de boissons était d’autant plus surveillé que la législation en matière d’alcoolisme fut tardive, la loi réprimant l’ivresse datant « seulement » du 13 février 1873.

Les populations, avalées par la ville, devaient être digérées par elle ; en d’autres termes, il ne fallait pas les perdre de vue durant leur séjour entre ses murs. Pour cela, la théorie du quadrillage avait la folle volonté de tout classer.

Notes
476.

La collusion des trois était d’ailleurs fréquemment dénoncée ; un débit pouvait loger quelques personnes et engager des filles pour le service – voire davantage.

477.

Il n’est pas étonnant, à ce propos, de noter que le registre des logeurs comprenait également, sous la Restauration, la liste des cafés et cabarets ainsi que celle des maisons de tolérance, cf. AML, I1 240.

478.

Michel FOUCAULT, Les anormaux, cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999, p. 41.

479.

ADR, 4 M 455, Lettre du commissaire de police de l’Hôtel de Ville au préfet du Rhône, 07/02/1823. Cf. aussi : « Lyon est envahi par l’ennemi. Cet ennemi est disséminé, il peut se présenter dans un endroit comme dans un autre ; il peut se présenter partout », AML, 1160 WP 7, Rapport sur la police lyonnaise, sa [Bergeret, commissaire spécial], sd [1851-1852].

480.

Les ordonnances de police relatives à « l’exhibition des passeports aux barrières de la ville » ne contredisent pas cette théorie de l’inclusion car les sans-papiers n’étaient pas refoulés à l’octroi (cf. par exemple ADR, 4 M 159, Ordonnance de police municipale, 17/09/1823).

481.

ADR, 4 M 159, Ordonnance de police municipale, 27/11/1826.

482.

ADR, 4 M 17, Circulaire du ministre de la Police générale aux préfets des départements, 31/03/1815.

483.

Vagabonds exceptés, puisque leur visibilité permettait leur arrestation : « J’ai pensé qu’il était favorable à la police, et aux recherches qu’elle est obligée de faire, d’empêcher que les vagabonds puissent trouver un asile, étant obligés d’errer, ou de se coucher dans les échoppes ou bateaux, ils sont facilement arrêtés par la surveillance de nuit ou les autres patrouilles qui parcourent la ville ». Id., Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 13/10/1818.

484.

ADR, 4 M 159, Lettre du maire de Lyon au commissaire central, 26/09/1834.

485.

AML, 6 Fi [2 Mi 52], Arrêté de police municipale de La Guillotière, 01/12/1847.

486.

AML, I1 243, Répertoire des demandes d’autorisation, 1818-1823.

487.

En 1859, les lieux publics furent obligés d’être pourvus de toilettes. AML, I5 1&2, Arrêté préfectoral, 29/08/1859.