Quadriller signifiait détailler. Le ministre souhaitait connaître tout ce qui se passait dans le pays, y compris l’événement le plus insignifiant qui ‘«’ ‘ […] peut avoir un grand intérêt dans l’ordre général, par ses liaisons avec des analogues […]’ ‘ 488 ’ ‘ ’». Par conséquent, la technique de l’écrit devint rapidement nécessaire à tous les niveaux, l’époque impériale en ayant fait un instrument incontournable de la surveillance : ‘«’ ‘ […] j’ai pensé qu’il convenait d’établir un ordre de travail intérieur tellement méthodique et précisé qu’il pût garantir l’uniformité de la marche quel que fût l’administrateur. […] tout ce qui compose ce qu’on peut appeler le matériel de l’administration de la police est prévu, classé, défini ; la nature des registres, leur forme, l’ordre de leur tenue, sont déterminés ; le travail journalier de chaque bureau est prescrit, et la distribution de ce travail entre les divers employés positivement indiquée. Ainsi, pour l’avenir, et en ne se détachant pas de l’ordre établi, les opérations matérielles seront suivies dans un même sens, l’administrateur entrant trouvera dans les traces du passé, soigneusement recueillies, des indications pour régler sa marche ; et encore qu’il y ait mouvement quant aux directeurs, il n’y aura pas moins unité dans la direction’ 489 ». La machine administrative devait être si puissante que les hommes qu’elle employait s’apparentaient à des pièces interchangeables.
Mais qu’on ne se méprenne pas : un projet d’une telle envergure nécessitait une remise en cause totale des façons d’appréhender le réel. Il fallait abandonner la narration (accumulation de mots) au profit de la description économe (chiffres, tableaux) et combattre les approximations inhérentes au langage. On cherchait à éviter que ‘«’ ‘ […] les glissements de l’imaginaire se multiplient [et que] prolifère l’erreur de la réflexion’ 490 ». La mise en place d’enquêtes utilisables partout et par tous s’opéra lentement, les premières tentatives oscillant entre la chronique sociale et la statistique ; les enquêtes préfectorales du 1er Empire en fournissent des exemples frappants 491 . On peut d’ailleurs comprendre la première d’entre elle, en 1800, comme l’acte fondateur d’un pouvoir omniscient basant son savoir sur l’écrit, étape essentielle entre ‘«’ ‘ la tradition administrative de l’Ancien Régime ’» et le tout statistique du XIXe siècle. Marie-Noëlle Bourguet, qui l’a étudiée, a replacé cette enquête dans le sillage des topographies médicales du XVIIIe siècle tout en insistant sur l’ampleur nouvelle d’un projet englobant désormais l’homme dans ses multiples dimensions – physique, morale et sociale 492 .
Si, à la fin des années 1820, le Compte général de l’administration criminelle fit entrer l’administration française dans l’ère du tout statistique et si le tableau fut la forme la plus communément adoptée, beaucoup restèrent attachés à la description, alors que la difficulté majeure restait de s’entendre sur des nomenclatures standards. Ce fut par la pratique que le pouvoir sut imposer ses modèles tout au long du XIXe siècle – mais non sans peine 493 . Pour pallier les premiers écueils, les longues synthèses exhaustives furent, dès le 1er Empire, délaissées au profit de rapports périodiques – ce dernier type d’écriture étant plus proche de la logique du quadrillage (segmentations sociale, spatiale et temporelle). La parution annuelle des statistiques de la ville de Lyon était emblématique de cette logique : on comptait les morts, les naissances, les malades selon leurs affections, des tableaux comptabilisaient les filles publiques… Les almanachs rappelaient le quadrillage du temps en publiant le calendrier de l’année en cours, détaillaient les quadrillages maîtres de la ville, qu’ils soient religieux, administratifs ou militaires. On pourrait étendre la réflexion aux recensements de la population, désormais réguliers, faisant suite aux expériences précédentes de l’Ancien régime mais aussi aux recensements fiscaux du premier XIXe siècle. Un projet de 1832, resté inabouti, était porteur d’une ambition encore plus grande. Partant du principe que la surveillance était d’autant plus aisée que l’ensemble de la population était fichée et afin de pallier les ‘«’ ‘ […] changemens continuels [qui avaient] lieu dans le domicile des habitans [sic]’ ‘ 494 ’ ‘ ’», il fut prévu de tenir par arrondissement de police un registre comportant toutes les informations possibles concernant chaque individu. Qu’on ne conclue pas à l’impossible application d’un tel projet tant il rappelle l’extraordinaire précédent italien de l’anagrafe 495 .
La mise en tableaux des réalités urbaines gagna les bureaux de police avant le Second Empire. Peu à peu l’action policière devint une suite de chiffres. Les ‘«’ ‘ Etats statistiques des procès-verbaux judiciaires dressés par les commissaires de police’ 496 », récoltés par des employés du bureau de la police de sûreté dépendant de la municipalité et se présentant sous la forme d’immenses tableaux copiés sur des feuilles de près de 80 cm par 60, en fournissent un bon exemple. Le fait d’utiliser, vers 1840, des tableaux vides imprimés proposant déjà la plupart des procès-verbaux possibles et prévoyant des cases vides pour compléter les taxinomies était révolutionnaire. Il était possible de connaître les délits les plus souvent réprimés, mais encore de les croiser avec l’autorité les ayant constatés ainsi que d’opérer des totaux par commissariat ou par trimestre. Ce type de sources est extrêmement précieux car il montre un pouvoir en train de construire ses outils. Ceux-ci étaient encore imparfaits et on peut s’interroger sur la nécessité d’un tel format si peu pratique à manier et à lire, d’autant que la majorité des cases n’étaient jamais remplies. Dans ce cas, quelle était la finalité de ces tableaux ? S’agissait-il simplement d’un enregistrement, c’est-à-dire de la création d’archives ? Etaient-ils destinés à enrichir une collection statistique d’envergure ? Il est vrai qu’ils étaient constitués à partir des écrits des commissaires qui, remontés jusqu’à la municipalité, avaient été mis en forme avant d’être envoyés à la préfecture ; le préfet devait, quant à lui, fournir des états statistiques au ministre de l’Intérieur. Quoi qu’il en fût, les lectures faites étaient simples et aidaient à mesurer l’efficacité du quadrillage et son évolution. Ces tableaux correspondaient à la pensée des élites d’où la notion de flou était absente. Les taxinomies étaient donc incontournables pour le pouvoir qui se rassurait en donnant l’impression de prévoir tous les cas de figures ou presque, en recouvrant la réalité de son savoir. Mais il est finalement assez rare de retrouver des états nominatifs d’individus arrêtés les catégorisant selon leur sexe, leur âge (enfant ou adulte), leur niveau d’alphabétisation et les mesures prises à leur égard (poursuites ou mise en liberté). Un document faisant état de ces rubriques fut rédigé en décembre 1852 497 . On notera que le caractère encore frustre des statistiques ne fut abandonné qu’à un moment politique significatif. En temps « normal », les autorités ne pensaient donc pas que de telles informations pussent leur être nécessaires ; en ce sens, il ne s’agissait pas forcément d’un dysfonctionnement du quadrillage.
ADR, 4 M 17, Circulaire du ministre de la Police générale adressée aux préfets des départements, 31/03/1815. Nous pouvons, au passage, noter que le quadrillage s’adaptait à différentes échelles, à la ville de Lyon comme au reste du pays, le ministre de l’Intérieur tissant sa toile sur l’ensemble du territoire français.
AML, 500318, Procès-verbaux des séances du conseil municipal de Lyon, t. 3 : 1810-1813, « Séance du 7 mai 1811 », Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1923, p. 88.
Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1998 (première édition 1966), p. 217.
Vincent DENIS, « Surveiller et décrire : l’enquête des préfets sur les migrations périodiques », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 4, octobre-décembre 2000, pp. 706-730.
Marie-Noëlle BOURGUET, « Race… », art. cit., pp. 805-808. Dans ces mêmes pages, elle fait de cette nouvelle pratique du pouvoir l’héritière des Lumières et du savoir né de l’histoire naturelle.
L’enquête de 1800 révéla toute la difficulté des préfets à articuler leur savoir sur les techniques imposées. A côtoyer les archives du XIXe siècle, on peut estimer tout le travail réalisé par les préfets, depuis le 1er Empire jusqu’à la Troisième République, pour intérioriser de nouvelles méthodes de travail.
AML, 1160 WP 7, Arrêté du maire de Lyon, 30/06/1832.
« L’anagrafe […] repose sur une innovation consistant à enregistrer non seulement les composantes de la population d’un lieu donné mais toutes leurs modifications successives ». Olivier FARON, La ville…, op. cit., p. 3. Voir aussi les registres de population strasbourgeois in François-Joseph HAHN, Jean-Luc PINOL, « Les mobilités d’une grande ville : Strasbourg, 1870-1940. Présentation de l’enquête et premiers résultats », Annales de Démographie Historique, 1995, pp. 197-210.
Cf. ADR, 4 M 195 pour quelques exemples des années 1840. Ces tableaux sont si imposants que nous ne pouvons malheureusement pas les reproduire en annexe.
Voir à titre d’exemple ADR, 4 M 160, Etat indicatif des individus arrêtés dans l’agglomération lyonnaise pendant le mois de décembre 1852 dressé par le commissaire spécial de la sûreté, 09/01/1853.