Pour une société fonctionnaliste

Les taxinomies, les catégorisations des individus, les classements devinrent d’indispensables outils : reflets de la vision que les élites portaient sur une société fonctionnaliste où le pouvoir assignait une place et un rôle à chacun. Les fous étaient ainsi définis selon des critères toujours plus précis, les marchands d’un quartier faisaient leur entrée dans les registres de police selon une taxinomie détaillée, les prostituées se voyaient réparties en plusieurs classes, les façons de dire les crimes et délits se multipliaient. On catégorisait, classait, détaillait. A la limite, chaque individu était un cas en soi et l’ultime sous catégorie d’un registre n’aurait dû comporter qu’un seul nom. Le fonctionnalisme obligeait par conséquent à un contrôle très fin de l’espace, dont l’idéal aurait été un individu par case du quadrillage. Opérait ici la rencontre entre une volonté de coller à la réalité – donc de connaître les populations pour mieux les gérer – et la peur du danger que connaît la société contemporaine. Il s’agissait de faire en sorte qu’à chaque individu soit assignée une place et que chacun respecte les comportements définis par la normalité sociale. Pour cela, le concept de masse (le groupe) devait être abandonné au profit de l’unité (l’individu), le principe de base étant la distinction.

Clairement, cette idée est à relier à la peur de la foule, par nature difficile à contrôler. Se forçant à ne considérer que des individus, le pouvoir souhaitait préserver la ville de la foule incontrôlable dont il craignait toujours qu’elle ne devînt le moteur de fâcheux bouleversements politiques. Le moindre groupement de personnes sur la voie publique était donc formellement prohibé ; la police veillait à disperser la moindre tentative d’attroupement 502 . La rue était un lieu de calme et de passage pour aller d’un point à un autre ; il était interdit d’y crier, chanter, stationner ou d’y faire partir des pétards. La peur du rassemblement, peur sociale et politique (qu’est-ce qu’une révolution si ce n’est une coalition d’individus ?), se mua, au cœur de la stratégie de quadrillage, en une pratique de répression applicable à une foule d’objets. Ne pas tolérer que quatre personnes se retrouvent sur le pavé, interdire les charivaris n’était pas excessif au vu de la logique du pouvoir qui souhaitait ne pas laisser s’établir l’habitude de se retrouver ensemble dans la rue, hors manifestations autorisées. Il s’agissait aussi de ne pas donner la possibilité à quiconque de délivrer son opinion publiquement. D’où l’interdiction de ce que les autorités nommèrent « cris séditieux », et la censure de l’image et de l’écrit – qui touchait souvent les colporteurs. Les charivaris eux-mêmes, étant considérés comme ‘«’ ‘ […] des prétendus témoignages d’approbation ou de désapprobation à l’égard de quelques citoyens’ 503 […] », ne pouvaient être tolérés. Dans une logique de conservation sociale, le fonctionnalisme délivre à chacun sa place mais également sa propre marge de pensée. La traque à l’expression publique fut une préoccupation essentielle de tous les régimes. Les seules allusions politiques permises avaient intérêt à être favorables au gouvernement. Sous la Restauration, le colporteur Jacob Levi fut arrêté pour vente sur la voie publique de tabatières représentant Napoléon et son fils 504 . Et qui ignore encore la traque menée contre les débits de boissons où des réunions avaient lieu pour lire et commenter les nouvelles à haute voix ou simplement chanter des airs subversifs ?

Toute possibilité d’entre-deux se voyait donc supprimée, les catégories devaient être fixées définitivement et les individus limités dans leur déplacement d’une case à une autre (ils ne pouvaient être à cheval sur plusieurs d’entre elles). C’est ainsi qu’il faut comprendre toute l’indignation qui caractérisait les autorités lorsqu’elles s’apercevaient qu’un individu arrêté pour mendicité possédait de l’argent sur lui. La place de l’individu était donc estimée de la façon la plus fine possible, afin que son utilité fût la plus rentable possible. Car le quadrillage avait aussi une visée économique et s’appliquait au monde du travail via le remplacement progressif de l’atelier par l’usine. De cette partition fonctionnaliste, la société tirait le meilleur des forces de chacun afin d’être la plus efficace possible 505 . Puisqu’il s’agissait de faire fonctionner la société, les visées du quadrillage étaient des plus larges : économique, sociale, morale, etc. L’ultime visée étant sans contexte du domaine du politique.

Dans ces conditions, la technique du quadrillage ne pouvait s’appliquer que si un contrôle des populations et de leurs déplacements était assuré. On comprend aisément qu’elle ne fut pas réellement applicable tant que les premiers papiers d’identité ne furent pas mis en circulation. Ce n’est qu’avec l’ordonnance de 1811 qu’il en est fait mention comme outil de contrôle. Auparavant, ‘«’ ‘ tous les individus qui craignaient l’œil vigilant de la police donnaient de faux renseignements sur tous les points […]’ ‘ 506 ’ ‘ ’». Les papiers d’identité étaient en quelque sorte l’aboutissement nécessaire du quadrillage et du fonctionnalisme. Instruments de surveillance, ils représentèrent une rupture fondamentale avec la période de l’Ancien régime : papiers d’identité, livrets ouvriers, feuilles de route, passeports 507 , casiers judiciaires et même médailles des décrotteurs et des crocheteurs firent leur apparition dans la première moitié du XIXe siècle. L’écrit servait à marquer l’individu et fut par là même un moyen privilégié de contrôler les étrangers, c’est-à-dire celui qui se retrouve hors de son espace d’interconnaissance. Lors des visites faites dans les garnis, les agents ne devaient pas seulement veiller à la bonne tenue des registres de logements, ils devaient également s’emparer des passeports et papiers de tous ceux venant d’arriver à Lyon pour y trouver du travail. Ces papiers étaient conservés au commissariat de police ou au bureau des passeports et, en échange, des permis de séjour ou cartes de sûreté étaient remis à leurs propriétaires. Au départ des voyageurs, il suffisait d’entreprendre la démarche inverse. Une fois de plus, le contrôle que ce système induisait était celui de la surveillance intérieure – les individus ne pouvant en théorie fuir la ville sans papiers. Chaque élément que la ville relâchait était facilement identifiable car soit dirigé vers un lieu précis, soit muni de papiers en règle. On réduisait au minimum la possibilité de laisser des ouvriers non identifiés parcourir le pays – sous-entendu pour y semer la discorde. On comprend aisément que ce type de surveillance eut comme point d’appui privilégié la ville, lieu du mouvement, du départ comme de l’arrivée.

Le modèle épistémologique dans lequel le pouvoir puisait ses idées de classement s’inspirait des sciences naturelles de l’âge classique qui avaient cherché à distribuer le vivant de façon cohérente 508 . Si on pouvait quadriller les règnes végétal et animal, pourquoi ne parviendrait-on pas à faire de même avec les humains ? De la structure de la plante naquit la structure de l’homme. Toutefois, Michel Foucault a montré que, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, un changement épistémologique aboutit à d’autres manières de concevoir les choses et de les nommer et assura l’avènement de la biologie. En pariant sur la lenteur de diffusion des modèles, nous pensons que ce qui a inspiré l’histoire naturelle du XVIIIe siècle fut transféré au siècle suivant au niveau des techniques de pouvoir. Cette méthode de conception du monde, dépassée pour un Cuvier, resta cependant à l’œuvre, étant simplement transposée à d’autres objets (ici la gestion de la chose publique). Ainsi, sur le modèle naturaliste, nommait-on ce que l’on voyait – la vue étant le « sens de l’évidence et de l’étendue 509  » : ce furent les beaux jours de la fiche de signalement basée sur le physique apparent pour distinguer les individus. Cela n’empêcha pas le quadrillage d’évoluer sans cesse en étant nourrie des nouvelles conceptions de la biologie contemporaine ou d’ailleurs. Il recycla, par exemple, ce besoin systématique de l’archivage et du catalogage né à la fin du XVIIIe siècle. Ou bien encore il fit sienne la référence à la fonction, si importante car n’envisageant plus le pouvoir en terme de surveillance mais aussi en terme d’organisation et d’ordonnancement de la société.

Ficher les individus pour mieux les gouverner, ne leur laisser aucun répit en faisant de la ville un tableau vivant des normes à respecter était un comportement politique nouveau. Mais le pouvoir n’avait pas rompu avec d’autres techniques plus anciennes et toujours indispensables comme le recours à la fête qui permettait de faire passer un message à la population tout en se l’attachant par le faste des réjouissances proposées.

Notes
502.

A propos de l’interdiction des attroupements au XIXe siècle, l’une des plus anciennes ordonnances en notre possession date de 1815. Cf. AML, I1 239, Ordonnance de police municipale du 25/07/1815.

503.

ADR, 4 M 499, Ordonnance de police municipale, 02/05/1832.

504.

AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministère de l’Intérieur, 19/01/1820.

505.

Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., p. 192. « Réduction fonctionnelle du corps. Mais aussi insertion de ce corps-segment dans tout un ensemble sur lequel il s’articule » (p. 193).

506.

AML, I2 149, Projet pour la police des étrangers adressé au maire de Lyon, sa, sd [premier quart du XIXe].

507.

Le passeport, valable un an, devait obligatoirement être entre les mains de tout Français de plus de quinze ans se déplaçant hors des limites de son département (hormis les possesseurs de livret ouvrier ou de lettre de compagnonnage). Il existait les passeports de l’intérieur et ceux réservés aux voyages à l’étranger. Chaque passeport était délivré contre un timbre à deux francs sauf pour les indigents qui bénéficiaient d’un passeport gratuit et donnant généralement droit à des secours de route. La feuille de route, quant à elle, était réservée aux militaires et aux fonctionnaires en service. Cf. Gérard NOIRIEL, « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ie à la IIIe République », Genèses, n° 30, mars 1998, pp. 77-100.

508.

Pour ce qui suit cf. Michel FOUCAULT, Les mots…, op. cit.

509.

Id., p. 145.