Le quadrillage des esprits

Le pouvoir cherchait à inculquer au peuple un message politique de soumission par l’intermédiaire des fêtes. De 1800 à 1880, chaque gouvernement eut recours aux mêmes procédés : s’attacher la population en lui offrant les réjouissances qu’elle attendait, l’obliger en se montrant charitable, l’édifier en politisant chaque instant d’une fête 519 . Cette triple fonction de la fête était d’abord réalisée lors des voyages officiels.

Les réjouissances ne varièrent guère d’un régime à l’autre ; inlassablement, les mêmes festivités étaient données au peuple : mâts de cocagne, danses, feu d’artifice. Est-ce vraiment une négligence des archivistes que de trouver au milieu des préparatifs de 1880 une affichette du programme de la fête impériale du 15 août 1865 ? Déjà les réjouissances proposées sous le Second Empire avaient repris les programmes du régime précédent. Il faut cependant préciser que depuis floréal an II, la marge de manœuvre des autorités locales était réduite. Le préfet était informé des réjouissances qu’il fallait organiser, de la date et de la tonalité qu’il fallait donner à la fête ; seul le détail du programme restait en partie à la discrétion de la mairie et de la préfecture. Toutefois, l’innovation jouait un rôle primordial. Pour s’attacher la population par la fête, il convenait de présenter des divertissements dignes de ce nom – une fête gâchée pouvant avoir des répercussions terribles pour la popularité du régime dans l’opinion publique. Les autorités se devaient d’innover un minimum d’une année à l’autre, surtout lorsque le pouvoir paraissait en difficulté. Dans cet esprit, furent développées les courses de chevaux, les courses à pied, les joutes et les régates, tandis que le pouvoir se résolvait à faire appel à des compagnies privées pour assurer le spectacle (en 1828, la troupe Cabanel se produisit à Perrache tandis qu’un acrobate professionnel traversa la Saône sur une corde à la lueur des feux de Bengale 520 ). Parfois, un divertissement exceptionnel était proposé. La veille de la Saint Louis 1823, le 24 août, les autorités offrirent une spectaculaire fête militaire à l’île Barbe, exaltant les faits d’armes de l’armée française et reprenant une mise en scène inspirée de l’Ancien Régime 521 . Les troupes débarquèrent et prirent d’assaut un fortin construit pour l’occasion sur l’île. Rien ne manquait : garnison, flottille, tirailleurs, batterie de canons, pièces d’artillerie, fusillade… Débutant à 17 heures, le spectacle – fête du soir et hors les murs – rompait avec les habitudes et offrait du jamais vu.

Au-delà du faste des réjouissances, le deuxième volet du quadrillage des esprits consistaient à soulager les misères de la population : libération de prisonniers, distribution de livrets de Caisse d’Epargne, etc. D’après un préfet en poste sous la Monarchie de Juillet, la dimension pédagogique se plaçait au centre de cet aspect charitable de la fête : ‘«’ ‘ […] le but que s’est proposé la Chambre de Commerce sera atteint si cette fête des écoles primaires a développé dans le cœur des enfants et de leurs parents les sentiments d’amour pour la dynastie royale, de reconnaissance pour les Magistrats de la Cité, et des principes d’ordre et d’économie si nécessaires à la prospérité des familles’ 522  ».

Enfin, troisième volet, les festivités apportaient aux populations un message politique. En 1812, un feu d’artifice glorifia l’empereur tandis que des « Vive Napoléon », « Vive Marie-Louise » s’étalaient sur les façades de la place Bonaparte 523 . Le feu d’artifice fut un indispensable outil de communication, jusque sous la Troisième République. Le double tir de 1880 représentait la Bastille et portait l’inscription « 14 juillet 1789 » ; dans un autre tableau, le symbole de l’oppression monarchique était en ruine, couronné de l’inscription « Liberté, Egalité, Fraternité ». Le programme nous précise que la date de juillet 1789 resta inscrite tout au long des tableaux. Une grande figure de la République était également représentée, encadrée par deux colonnes triomphales sur lesquelles trônaient deux écussons entourés de palmes et de drapeaux portant l’inscription « RF ». Le tout, bien entendu, accompagné d’un nombre suffisant de fusées bleues, blanches et rouges 524 . La figuration de la République remplaçait le souverain et tentait de lier le peuple à ce qui n’était, au fond, qu’une idée, en lui permettant de la visualiser. L’éducation se faisait donc aussi par le divertissement. La symbolique de l’image était travaillée : en 1805, le jour de Pâques, l’empereur et son épouse se rendirent à la primatiale revêtus de leurs habits impériaux 525  ; cinquante ans plus tard, Louis Napoléon Bonaparte arriva en ville par le train – soulignant ainsi la modernité du régime. Mais habituellement, le souverain n’était pas présent à Lyon le jour de la fête nationale. Les autorités locales s’en remirent donc toujours à la symbolique.

L’une des mises en scène les plus abouties fut sans aucun doute celle imaginée lors de la venue de la duchesse d’Angoulême 526 . Le territoire urbain renvoyait, où qu’on se plaçât, l’image éclatante de la monarchie triomphante. Quelle plus efficace propagande que celle qui envahissait le champ visuel de la population matraquée d’images, qui savait créer un environnement sonore assourdissant et abrutissant ? Durant tout le trajet menant la duchesse en ville, les canons et les cloches de toutes les églises tonnèrent et sonnèrent sans interruption. Dans tous les quartiers par elle visités, chaque façade, sans exception aucune, était tapissée de blanc et ornée de guirlandes de verdures, tandis que sur les places s’élevaient des mâts portant haut les armes de France et de Madame. Place Louis le grand, un temple, construit pour l’occasion, avait été embelli des médailles représentant les grands rois de France ; place des Terreaux, le portrait de Louis XVIII ornait la façade de l’hôtel de ville. Cette fête fut l’occasion de (ré)apprendre l’histoire de la monarchie au peuple : au balcon de la bibliothèque, l’Histoire était représentée, tenant une tablette sur laquelle chacun pouvait contempler le lignage des Bourbons. La parenthèse révolutionnaire et impériale était décrite comme une période douloureuse voire comme une occupation qui avait rejeté la légitimité hors des frontières du pays ; c’est du moins ce que donnait à comprendre la représentation de la ville tenant dans ses mains l’effigie du roi et sous-titrée ‘«’ ‘ Au milieu de l’exil et de l’adversité / Toujours tu fus présent à ma fidélité ’». Il fallait aussi signifier au peuple les sentiments qu’il devait montrer. Les « Vive le Roi ! Vive Madame ! » éclataient en lettres de feu sur les façades. Sur la frise de la chapelle édifiée sur le pont de pierre, était inscrit : « Amour à Madame ». Partout, la scénographie se doublait de mots honorant les Bourbons.

La symbolique des lieux était donc importante. Contrairement à Paris, il n’y avait pas, à Lyon, de réels enjeux de territoire, d’espaces délaissés par un régime et occupés par un autre. Quelle que fût sa couleur politique, chaque procession empruntait un même itinéraire. Toujours, les festivités se déroulaient en plein air, circonscrites, certes, à un espace particulier (Presqu’île et Saint Jean) mais jamais clôt. Le primat de la centralité – la fête pour tous en un seul lieu – l’emporta jusque sous la Troisième République. De grande messe urbaine, la fête, à partir de 1880, devint laïque en s’atomisant dans les différents quartiers de la ville ; on ne conviait plus les foules en un seul endroit à un seul moment. Résultat : jamais la fête ne fut aussi foisonnante et aussi présente dans la ville. Les illuminations ne se bornaient plus au centre ville mais touchaient désormais l’ensemble des quartiers, la musique résonnait de toute part et l’on dansait sur la moindre placette. Bref, les fêtes fixes ne jouèrent jamais une bataille territoriale ; seul le voyage officiel ne manquait pas de solliciter les « lieux de mémoire » de la ville. Lors de son second séjour en octobre 1814, le comte d’Artois traversa le Rhône pour célébrer aux Brotteaux la mémoire de 1793 et poser la première pierre du monument du souvenir sur les lieux même où les Lyonnais versèrent leur sang pour la monarchie 527 . Plus tard, en 1850, le parcours du prince président fut très révélateur de la volonté du pouvoir de normaliser le territoire urbain et la mémoire s’y rapportant. La plupart de ses déplacements se firent au cœur d’une Presqu’île comprise entre la place des Terreaux et le cours Napoléon, avec une incursion dans le vieux Lyon (qui n’avait plus guère qu’une importance religieuse). La rive gauche fut évitée, mais le président se rendit sur la colline de La Croix Rousse. Il y délivra un puissant message d’ordre à une population qui s’était souvent montrée rebelle au pouvoir – et encore récemment lors des deux premières années de la République. Sa venue eut d’autant plus d’impact qu’il ne vint pas visiter quelque chose en particulier, comme s’il voulait montrer que le pouvoir était chez lui partout ; si les Croix-roussiens avaient fondu à plusieurs reprises sur la plaine lyonnaise, l’autorité était désormais capable de monter sur le plateau. L’impact symbolique de ce renversement devait être sans précédent.

En définitive, lors de ces « liturgies officielles 528  », le sacré était très présent. Il s’appuyait sur l’image davantage que sur le discours ; le XIXe siècle suivit peu le précédent révolutionnaire d’éducation par le verbe 529 mais ses fêtes donnaient à voir l’ordre social.

Notes
519.

Il y eut bien évidemment des années où un gouvernement mit plus volontiers l’accent sur un de ces trois aspects mais cet équilibre fut toujours conservé. D’ailleurs, sous la Restauration, l’idée d’organiser les fêtes « de la manière la plus simple et sans aucune dépense qui pourrait aggraver le sort des peuples » fit long feu tant le peuple paraissait tenir à ses réjouissances. AML, I1 158, Lettre du préfet du Rhône au maire de Lyon, 19/10/1815.

520.

AML, I1 162, Programme des fêtes de la Saint Charles, 04/11/1828.

521.

AML, I1 161, Programme des fêtes de la Saint Louis, 11/08/1823. Michael WINTROUB, « L’ordre du rituel et l’ordre des choses : l’entrée royale d’Henri II à Rouen (1550) », Annales HES, n° 2, mars-avril 2001, pp. 479-505.

522.

AML, I1 164 bis, Procès-verbal des fêtes données en l’honneur du duc et de la duchesse de Nemours, sd [1844].

523.

AML, I156, Extrait du Procès-verbal dressé par la Mairie de Lyon, de la Fête du 15 Août, inséré dans le journal du Département du Rhône, du 19 août 1812, p. 3.

524.

1140 WP 38, Dossier consacré au 14/07/1880.

525.

AML, I1 155, DELANDINE, Passage à Lyon de Leurs Majestés Napoléon I er Empereur des Français et Roi d’Italie et de l’Impératrice Joséphine en 1805, se, sd [1806], 68 p.

526.

AML, I1 157 A & B et ADR, 1 M 162.

527.

AML, I157 A, Procès-verbal du retour et du second séjour à Lyon de SAR Monsieur, Frère du Roi, sd, pp. 117-125.

528.

Michel VOVELLE, Les métamorphoses…, op. cit., p. 116. Au sujet de la Révolution en fête, Mona Ozouf écrivait fort justement qu’» une société qui s’institue doit sacraliser le fait même de l’institution. Qui veut fonder ne peut en faire l’économie, commencer une vie nouvelle ne s’imagine pas sans foi », Mona OZOUF, La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 333.

529.

Plagiant Mona Ozouf, nous écririons volontiers que la fête du XIXe siècle montre bien plus volontiers qu’elle ne dit… Cf. Mona OZOUF, La fête…, op. cit., p. 254.