Le quadrillage social

Fêtes et voyages officiels avaient pour ambition d’inclure la population entière dans la nation. Davantage que les festivités révolutionnaires, celles du XIXe siècle s’adressaient à toute la population sans distinction d’âge ou de sexe (on ne fêtait plus les époux ou les vieillards), sans cortège spécifique mettant en avant telle ou telle profession. Bien plus, elles réunissaient les populations autour de thèmes positifs fédérateurs ; il n’existait plus de cérémonies négatives dirigées contre une personne ou un symbole. Le 18 brumaire, célébrant l’événement fondateur d’une nouvelle époque rompant avec l’Ancien Régime et la Révolution, devint, de manière fort habile, la fête de la paix, comprise comme pacification extérieure et intérieure. Elle devait ainsi permettre à l’ensemble de la population de se retrouver chaque année dans un élan unitaire. Ce fut une logique similaire qui fit adopter le 14 juillet comme fête nationale par la Troisième République (loi du 6 juillet 1880) 530 . Cela permettait de glorifier l’union nationale – dont 1789 et 1790 seraient la plus belle expression 531 – et de rejeter les partisans d’une restauration monarchique comme les communards héritiers de la Terreur. La fête « pédagogique » affichait une volonté de fédérer la nation autour de l’événement le plus symbolique et le plus consensuel de la Révolution ; mais il fallait que le mythe de la Bastille fût bien ancré dans les esprits pour que l’on choisît une date qui n’avait, en elle-même, rien de républicaine… Toutefois, et bien que la visibilité du pouvoir ne fût plus certaine et se noyât dans l’émiettement des réjouissances, certaines pratiques fédératives ressortirent rapidement de la profusion des divertissements. Preuves de l’intérêt du pouvoir à créer l’unité des populations, la retraite aux flambeaux générale partant des Terreaux pour y revenir (chaque retraite rejoignant ensuite son quartier) et la limitation du nombre de feux d’artifice permettaient à l’ensemble de la population de jouir ensemble du spectacle.

Cependant, l’unité ne signifiait pas l’égalité car les solennités devaient apprendre à chacun les hiérarchies sociales (apprentissage qui, jusqu’en 1870, se faisait sous le haut patronage de l’Eglise catholique). Ainsi, le 21 prairial, le nouvel ordre impérial se déploya en un long cortège menant les autorités à la primatiale pour assister à un Te Deum – manifestation la plus ancienne accompagnant un événement officiel et signe du retour au premier plan de la religion catholique dans les cérémonies. Le Concordat avait entériné ce retour en conférant à l’Eglise ‘«’ ‘ […] le pouvoir de supprimer les fêtes comme elle a celui de les établir’ 532  ». L’empereur montrait sa force et sa grandeur à une population habituée à une expérience égalitaire et fraternelle qui s’était matérialisée avec force lors des fêtes révolutionnaires. Il fallait lui réapprendre la hiérarchie et par analogie la nature du nouveau régime. Tout au long du siècle, les voyages officiels honorèrent les trois autorités prépondérantes de la ville : religieuse (passage obligatoire par la primatiale), militaire (traditionnelle revue de la place Bellecour) et civile (réceptions à l’hôtel de ville et à la préfecture). Les fêtes uniquement populaires étaient terminées et la population évincée d’une partie des réjouissances. Les espaces furent alors cloisonnés. Si on dansait encore au XIXe siècle, ce n’était plus ensemble : au peuple les places de la ville, aux élites les salons de la préfecture. L’échange, désormais respectueux, se faisait à distance, entre le peuple et les autorités – la présence du premier légitimant le second qui, en retour, offrait un spectacle et du bien-être (secours, dotations de filles pauvres, etc.). Mais on ne se mélangeait pas.

Selon la volonté du pouvoir, la population devait donc se tenir en retrait. Aucune liberté ne lui était accordée dans ses divertissements : interdiction de lancer des pétards, de danser ailleurs que sur les places autorisées – même les illuminations des croisées étaient la plupart du temps demandées avec insistance par les autorités. Et lorsque la foule était actrice, c’était sous la haute surveillance d’un pouvoir codifiant tout : lors des courses à pied organisées en 1828, les coureurs devinrent les instruments de la monarchie, tout de blanc vêtus et portant un chapeau à la Henri IV surmonté d’une plume blanche 533 … Pour éviter d’éventuels débordements, l’armée et la police quadrillaient le territoire de la fête ; à chaque programme correspondait un arrêté de police réglementant la circulation et les comportements. Lors des voyages du souverain, tout était mis en œuvre pour que les Lyonnais ne pussent approcher le cortège officiel – et les réjouissances se résumèrent parfois à un immense service d’ordre… Le souci de sécurité créait une barrière entre le peuple et le pouvoir ; en 1860, ‘«’ ‘ Il [était] recommandé de ne jeter sur les passages de LL.MM. ni bouquets ni autres objets qui [auraient pu] effrayer les chevaux, mettre le trouble dans le cortège et occasionner des accidents, comme il y en [eut] des exemples’ 534  ». Le quadrillage – quels que fussent ses objets d’application – tendait à limiter le plus possible les initiatives populaires au profit des normes du pouvoir. Dans le cadre des fêtes, la passivité de la population était recherchée ; le pouvoir pouvait éventuellement lui faire don de sa présence, se porter à sa rencontre et écouter ses doléances – à l’image de ces princes qui ne manquaient jamais de visiter un atelier ou une manufacture. Et comme il lui était refusée une quelconque capacité politique, on la pensait juste bonne à recevoir un message édifiant. Ainsi, à aucun moment, elle ne fut placée ou se plaça de son propre chef au centre des cérémonies ; à aucun moment elle ne devint actrice commémorant son histoire – excepté en 1848. Avec les événements de Février, débuta ‘«’ ‘ l’apprentissage de la fête républicaine ’» – et la France renoua avec un enthousiasme qui ne fut pas sans rappeler celui des premières fêtes de la Révolution française 535 . Le peuple redevint acteur tout autant que spectateur. Symbole de l’union du pays autour de la République, il entonna aux côtés de ses nouveaux dirigeants le Chant du départ et la Marseillaise, chants patriotiques nés de la Révolution 536 . Ce nouveau visage de la cérémonie officielle consacra l’avènement de la liberté de la rue. S’exprimer bruyamment en public était jusque là chose interdite et réprimée par le pouvoir. En 1848, le cri et le chant républicains cessèrent d’être séditieux mais furent encouragés par le nouveau pouvoir qui demandait au peuple de se manifester. La visée éducatrice était incontestable ; assurément, le pouvoir comprenait le peuple comme une entité capable d’entendre des argumentations raisonnées. Il le conviait en tant que force politique et l’invitait à se rassembler en une foule adulte. Auparavant, il lui fallait applaudir et s’ébaudir devant le faste royal ; les démocrates-socialistes lui faisaient désormais comprendre que sa présence pesait sur l’avenir de la nation. Le sens de la fête avait changé : on n’acclamait plus le roi mais soi-même. Mais l’embellie fut de courte durée et, dès la mi-juillet 1848, les fêtes de la République se calquèrent de plus en plus sur celles des régimes précédents, redevenant un symbole d’ordre. A la farandole spontanée et révolutionnaire, le XIXe siècle préféra cent fois la danse codifiée et classique.

Dans l’absolu, le pouvoir eut aimé établir un contrôle total sur chaque individu mais, ignorant encore tout de la traçabilité informatique et des caméras de surveillance, il était techniquement limité. Cela ne l’empêcha cependant pas d’essayer de se rapprocher de la perfection ou de demander à ses commissaires de police de tenir ‘«’ ‘ […] un registre dans lequel à côté des noms, demeures et professions [des] habitans [sic], [ils] inscrir[ont] les observations qu[’ils ont] pu faire sur leurs opinions politiques et sur leur conduite’ 537  ». Michel Foucault avait bien saisi la rupture fondamentale qui se jouait aux XVIIIe et XIXe siècles 538  : les biographies autrefois réservées aux personnages illustres se multipliaient pour saisir l’obscur et relater « la vie des hommes infâmes 539  ». Frénésie de la description, du détail et de la statistique, sa soif de surveillance : la méthode classificatrice avait pour tâche d’identifier tous les individus et de les placer dans la société. Le classement ordonné, préalable essentiel à la connaissance, était un moyen de lutter contre la dispersion populaire en l’organisant – depuis le nom des rues jusqu’aux fichiers nominatifs. L’historien, comblé, en profite encore : naissances, mariages, décès, recensements, conscription, maladie, folie, arrestations bénignes ou crimes horribles, conciliations et enquêtes en tout genre, etc. L’activité préférée du pouvoir consistait à diligenter des recherches sur des individus au sujet desquels la police était sommée de lui remettre des récits de vie. Partout l’individu ; il n’échappait apparemment pas au regard du pouvoir archiviste et ne cherchait pas forcément à toujours lui échapper. Même Louis-François Pinagot avait une vache 540 … et les inconnus n’en sont plus. Et nous repensons à cette pauvre veuve qui n’était pas venue retirer sa pension auprès de l’administration concernée ; les autorités s’en aperçurent et lancèrent une enquête. La théorie du quadrillage plaçait l’individu au centre de ses préoccupations. Le XIXe siècle se saisit à bras le corps de l’homme, ce nouvel objet d’étude. Le pouvoir était repu de chiffres et de statistiques qui lui délivraient une image (presque) rassurante, témoignage du contrôle de la police 541 .

Mais ne croyons pas que seul le contrôle policier importait. Les fêtes officielles s’intégraient, elles aussi, pleinement au projet normatif du pouvoir ; elles devaient éduquer et discipliner le peuple. Elles étaient un moyen privilégié d’agir sur les esprits et la ‘«’ ‘ plasticité humaine’ 542  » en diffusant un message explicite à la gloire du régime, soit par la célébration de l’événement soit par sa commémoration – l’implicite, l’allégorique étaient définitivement bannis. Elles participaient du quadrillage puisqu’elles quadrillaient, au figuré, les esprits et, au propre, le territoire urbain. Elles correspondaient à la logique de l’inclusion car, par leur intermédiaire, le pouvoir œuvrait à unifier la population en la réunissant au même moment en un même lieu pour célébrer un même événement. Enfin, elles relevaient du souci que les élites avaient de classer les hommes : leur scénographie représentait les hiérarchies sociale, politique et morale (la passivité de la foule était ainsi le reflet de son infériorité sociale).

La théorie du quadrillage n’avait donc pas d’autres ambitions que de normaliser la société urbaine, ce qui signifiait tout à la fois l’améliorer et la cadenasser. Ce projet était de si grande envergure qu’il ne saurait se comprendre comme la seule volonté de domination d’un groupe. La réalité était bien plus complexe. Par exemple, assainir la ville 543 était une manière d’en mieux contrôler l’espace tout en améliorant les conditions de vie du plus grand nombre. Ce travail sur la société – qui aidait à la préciser à la fois grâce au détail (comme la parcellisation du temps) et à la globalisation (les taxinomies contre la dispersion narrative) – n’a été envisagé jusque là que dans son premier aspect. Que faire des populations une fois qu’elles ont été introduites dans la ville ? Que faire de ce qui ne correspondait pas à l’harmonie urbaine imaginée par les édiles ?

Notes
530.

Sur l’histoire du 14 juillet, cf. Rosemonde SANSON, Les 14 juillet, fête et conscience nationale, 1789-1975, Paris, Flammarion, 1976, 221 p., et Christian AMALVI, « Le 14-Juillet, Du Dies irae à Jour de fête », Pierre NORA, Les lieux de mémoire, t. 1 : La République, Paris, Gallimard, 1997 (première édition 1984), pp. 383-423.

531.

« […] date bicéphale qui renvoie simultanément à la prise de la Bastille et à la fête de la Fédération : le second événement permet de conjurer, par son aspect national et œcuménique, le caractère violent et sanglant du premier, et de rassurer à bon compte les modérés ». Christian AMALVI, « Le 14… », art. cit., p. 387.

532.

985 WP 107, « Instructions adressées le 20 juillet 1804 à MM. les Curés et Desservants de succursales par MM. les Vicaires généraux du diocèse de Lyon », extrait repris dans la circulaire du préfet du Rhône aux maires des communes du département, 26/01/1808.

533.

AML, I162, Procès-verbal des fêtes données en l’honneur du sacre de Charles X, sd [1825].

534.

ADR, 1 M 165, Avis [du préfet ?], sd [18/08/1860 ?].

535.

AML, I1 164 bis.

536.

Rappelons que Le Chant du départ (Chénier/Méhul) fut composé et exécuté pour le cinquième anniversaire de la prise de la Bastille le 14 juillet 1794. La Marseillaise (Rouget de Lisle) devint l’hymne national français en 1795.

537.

ADR, 4 M 2, Copie de la lettre du préfet du Rhône aux commissaires de police de la ville de Lyon et de ses faubourgs, 28/01/1822. Nous n’avons jamais trouvé une seule trace de ces registres, mais il existe des fiches individuelles réalisées dans le même esprit par des commissaires de quartier.

538.

Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., pp. 224-225.

539.

Michel FOUCAULT, « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin, n° 29, janvier 1977, pp. 12-29.

540.

Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998, 343 p. A propos de cet « œil du pouvoir », on comprend que la logique du panoptique – cette prison de la surveillance idéale où les condamnés sans cesse surveillés n’ont aucune intimité – ne fut pas uniquement adapté au seul modèle carcéral et architectural mais fut, au XIXe siècle, le graal du pouvoir (entre lui et chaque individu, aucun filtre ne devait s’interposer). Cf. Jeremy BENTHAM, Le panoptique, Paris, Belfond, 1977.

541.

Le pouvoir se rassurait mais rassurait également la population : « Catégoriser créait une transparence et donnait au public l’illusion de la police comme panopticon […] ». Chris A. WILLIAMS, « Catégorisation et stigmatisation policière à Sheffield au milieu du XIXe siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 1, janvier-mars 2003, pp. 120-121.

542.

Mona OZOUF, La fête…, op. cit., p. 235.

543.

Assainir la ville et aseptiser les comportements pourraient bien être les deux mots-clés de l’action du pouvoir. Comme le notait Robert Storch, aseptiser signifie aboutir à une épure morale et à une neutralité politique des classes laborieuses. Cf. Robert D. STORCH, « The problem… », art. cit., p. 139.