1 - Mettre à l’écart les indésirables

En premier lieu, nous l’avons vu, un système, hérité des temps de peste, fut mis en place. Puis, à partir de là, un écrémage fut rendu possible, c’est-à-dire qu’un tri était opéré permettant de distinguer les indésirables. ‘«’ ‘ Il ne s’agit pas de repousser de l’agglomération lyonnaise les ouvriers laborieux et honnêtes qui peuvent momentanément être privés de travail, mais qui cherchent sérieusement à s’en procurer et donnent l’exemple de l’ordre et de la soumission au lois. Vous me proposez seulement le renvoi de ces hommes que de chimériques espérances pourraient amener et qui livrés aux suggestions de l’oisiveté et de la misère sont comme la réserve permanente de l’émeute ou de l’esprit de désordre’ 544  ». Il fallait séparer le bon grain de l’ivraie : les représentations et la théorie du quadrillage se confortaient mutuellement. Contrairement à Michel Foucault, nous ne pensons pas que le système hérité de la lèpre ait disparu. Il était réactivé et enclenchait une dynamique de refoulement et de mise à l’écart.

Rappelons que la peine de la surveillance fut mise en place par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII 545 . Lyon devint site interdit par la circulaire du ministre de l’Intérieur du 18 juillet 1833, interdiction étendue à son agglomération depuis 1840 à ceux qui n’y étaient pas domiciliés, ayant subi durant les dix dernières années au moins une condamnation à l’emprisonnement pour rébellion, mendicité, vagabondage ou ayant été condamnés à un mois pour coalition 546 . Ce garde-fou fonctionnait peu et surtout ne permettait pas de surmonter les peurs liées aux représentations du faubourg. Plus exactement, il n’était qu’un faible aperçu d’un aspect beaucoup plus ambitieux du quadrillage : la création de lieux spécifiques s’opposant au centre régénéré. Cette idée, née de la lecture des archives, rappelle les lieux autres – ou « hétérotopies 547  » de Michel Foucault. Ayant repris ce concept et ayant élargi son utilisation à l’ensemble de la société, nous pensons qu’il est tout à fait opératoire dans le cadre de notre étude. Voyons à présent les réalités qu’il recouvre.

Les hétérotopies, bouillons de contre-culture (prisons, bordels, faubourgs), entretenaient la délinquance et légitimaient le travail de la police. Des groupes qui occupaient les hétérotopies, celui du petit milieu des repris de justice est sans doute le plus connu des historiens. La prison ne resocialisait pas les condamnés mais les empêchait au contraire de renouer un contact « normal » avec le dehors. Elle créait de la récidive et entretenait un foyer continu de délinquance, ou plutôt, selon les termes de Michel Foucault, d’illégalismes. En ce sens, elle participait du quadrillage en se créant comme hétérotopie et en façonnant le groupe d’individus s’en allant peupler les faubourgs ; peut-on alors encore parler d’échec du système carcéral ? Repérés comme individus dangereux, il était hors de question que les repris de justice fussent accueillis par le centre des villes. Ne fréquentant pas les lieux sur lesquels pesait le contrôle policier ordinaire, ils ne rentraient pas dans le mouvement général de la surveillance. Peu nombreux, ils vivaient en circuit fermé dans certains immeubles de La Croix Rousse ou de La Guillotière. Ils étaient en théorie étroitement et facilement surveillés : le pouvoir connaissait leurs démarches, habitudes et fréquentations 548 . Ils se retrouvaient donc limités dans leurs déplacements et dans leurs actions. L’idéal était de les cantonner aux limites raisonnables de l’illégalisme sans leur donner l’occasion de franchir les frontières plus dangereuses de la criminalité 549 . Cela pouvait se réaliser uniquement si la police lyonnaise contrôlait celle des faubourgs afin, non pas forcément d’arrêter les criminels, mais de ne plus les perdre de vue. Les analyses de Michel Foucault trouvent un écho formidable dans nos documents : ‘«’ ‘ [pour lutter contre les associations de malfaiteurs, la ville de Lyon] adjoignit aux agens [sic] du service ostensible des hommes sortant des maisons centrales et obtint bientôt des résultats considérables par leurs connaissances et leur habileté’ 550  ». Pour contrer les cambrioleurs, fléau des années 1820, le maire de Lyon n’avait pas trouvé mieux que l’usage des indicateurs – soit de se servir ‘«’ ‘ […] des voleurs pour prendre les voleurs’ 551  ».

Notes
544.

AML, I1 1, Lettre du préfet du Rhône au commissaire de police de l’Hôtel de Ville, 12/08/1852.

545.

Pour tout ce qui concerne cette question, cf. Xavier MOROZ, « Lyon, ville interdite de séjour aux individus assujettis à la surveillance de la haute police (1832-1838) », Cahiers d’Histoire, n° 2, 1999, pp. 219-235.

546.

AML, I1 1, Lettre du préfet du Rhône au commissaire de police de l’Hôtel de Ville, 27/08/1852.

547.

Michel FOUCAULT, « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49. Texte repris dans Michel FOUCAULT, Dits et écrits, t. IV : 1980-1988, Paris, Gallimard, 1999 (première édition 1994), pp. 752-762.

548.

Voir, par exemple, AML, I1 85, Lettre du lieutenant de police au commissaire de police de la Halle aux Blés, 08/12/1821.

549.

Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., p. 324.

550.

ADR 4 M 3, Lettre du commissaire spécial de la sûreté au préfet du Rhône, 12/05/1853.

551.

AML, 1160 WP 7, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 26/05/1824. « On peut dire que la délinquance, solidifiée par un système pénal centré sur la prison représente un détournement d’illégalisme pour les circuits de profits et de pouvoir illicites de la classe dominante ». Et l’auteur de rappeler le noyautage des partis, grèves, émeutes par une « sous police » de délinquants. Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., p. 327.