La gestion des indésirables : l’exemple du débit

Les refus d’ouverture des débits de boissons dans la seconde décennie du Second Empire 559 offrent un bon exemple de la nouvelle gestion des espaces urbains.

Tableau n° 3 : Motifs des refus d’ouverture de débits (311 cas) – 1861-1867
  Mauvaise réputation Opinion politique Repris de justice Isolement Lieu malfamé Trop de débits Total refus
1861 14 4 5 1 2 - 26
1863 17 2 2 3 19 110 153
1865 36 2 7 15 6 - 66
1867 31 1 9 22 3 - 66
Total 98 9 23 41 30 110 311

Ces refus d’autorisation d’ouverture touchaient des espaces déconsidérés ; la liste des rues inventoriait les principales voies de Perrache et de la rive gauche du Rhône. On peut donc comprendre comment le pouvoir agissait sur ces hétérotopies pour faire en sorte qu’elles ne prissent pas trop d’importance. On est tout d’abord frappé par le grand nombre de demandes refusées, notamment en 1863. Les motifs des refus, qu’il nous faut détailler, indiquent ce que le pouvoir ne tolérait pas et qu’il lui fallait réguler. On peut être surpris de la faiblesse de l’argument politique. Au sujet de simples demandes, le pouvoir n’était pas forcément capable de connaître les opinions du requérant et l’individu était davantage évalué dans sa dimension morale. L’argument politique comme l’argument judiciaire ne trouvait de légitimité que dans les archives de la justice. Le premier réflexe des autorités était de vérifier le casier du demandeur et d’éviter ainsi de délivrer une autorisation à un opposant au régime ou à un criminel. Les responsables des lieux publics urbains en général, et des faubourgs en particulier, devaient être des individus auxquels le pouvoir pouvait accorder sa confiance et qui, de préférence, jouissaient d’une certaine estime au sein des populations. De ce fait, l’administration s’attachait aux bonnes mœurs des demandeurs et de leur conjoint. Une mauvaise réputation pour prostitution, alcoolisme ou concubinage entraînait immanquablement un refus. Comme le logeur devait aider la police en tenant à jour ses registres, le débitant devait faire preuve de son excellente moralité pour présager d’une conduite modèle au sein d’un supposé nid d’illégalismes.

Mais la gestion des « lieux autres » était d’abord une gestion de l’espace ; les débits ne s’intégraient pas n’importe où au sein de ce dispositif spatial. Il fallait qu’ils ne fussent pas trop isolés, ce qui aurait empêché de bien les surveiller (par exemple s’ils se situaient hors des rondes policières). Ils ne devaient pas non plus s’implanter dans un lieu uniquement fréquenté par des filles, des vagabonds et des repris de justice… Suivant la même logique, les autorités refusaient qu’un débitant s’installât dans une rue où elles jugeaient leur nombre suffisant. Etait-ce en contradiction avec la théorie de l’hétérotopie qui voulait que ces lieux autres accueillissent n’importe qui ? Non, car le pouvoir n’avait pas intérêt à ce qu’un quartier échappât totalement à sa surveillance. Il gérait les hétérotopies en veillant à ce qu’elles ne fussent pas saturées de débits ou de bordels, tout en évitant une trop grande dispersion qui n’aurait pas non plus facilité le contrôle. En 1863, les autorités jugèrent qu’à Perrache et sur la rive gauche du Rhône les cabaretiers devenaient trop nombreux, donc trop dangereux, et refusèrent 110 demandes. L’alchimie était complexe car l’objet était sensible. Le quadrillage permettait de contrôler les populations en maintenant sur elles une pression continue ; l’important étant de conserver cette pression à un niveau stable car si elle était augmentée, tout explosait et, si elle était desserrée, le désordre s’insinuait de toutes parts. Cette idée fondamentale, le commissaire central la résumait bien mieux que nous : ‘«’ ‘ S’il existe des éléments de désordre, le soin des autorités est de les maintenir en stagnation ; mais si on les provoque, si on employe [sic] des moyens [trop répressifs] on les mettra en fermentation, et alors, il pourrait y avoir du mal’ 560  ».

Le problème de la gestion de la délinquance, si important pour le pouvoir, était au fond mineur en regard d’un quadrillage se rapportant à une foule d’objets variés. La violence, le sang et la mort étaient les principaux objets d’application du refoulement. A leur égard, les autorités menèrent deux types d’action distincts : soit l’objet visé était inutile à la cité et était alors exclu, soit il lui était utile et était refoulé et/ou caché.

Notes
559.

ADR, 4 M 457.

560.

AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministre de l’Intérieur, 04/04/1820.