2 - Les objets d’application de cette stratégie

L’utile caché

Ce qui était nécessaire à la cité devait être conservé ; nous avons vu précédemment que des membres des bourgeoisies faisaient passer les intérêts de leurs entreprises avant les questions de salubrité. Mais au prix d’aménagements obligés pour que certaines activités ne vinssent pas nier les efforts de régénération du centre urbain. Deux exemples suffiront à illustrer cette démarche : les industries polluantes (et notamment celles liées à la transformation de l’animal) et les métiers de rue (marchands ambulants, décrotteurs).

De façon générale, les ateliers, puis plus tard les usines, quittèrent le centre lorsque les gênes qu’elles entraînaient furent jugées trop incommodantes. Les boyaudiers, les amidonniers, les apprêteurs de peaux à l’eau-forte s’en allèrent rejoindre les vitrioleries dans les marges des périphéries urbaines ; d’autres, plus chanceux, durent seulement faire attention à ne pas réaliser leurs travaux à découvert, au beau milieu d’une cour d’immeuble. Les activités dégradantes et néanmoins nécessaires de l’entretien furent reléguées au cœur de la nuit ; les vidangeurs devinrent des travailleurs de l’ombre, évitant ainsi de heurter les sensibilités visuelles et olfactives des habitants 561 . Prenons l’exemple des métiers de la viande. Le 31 octobre 1825, le maire de Lyon reçut une lettre anonyme dénonçant les méfaits de ces professions sur le plan de la salubrité et de la santé publique. Sa réponse fut sans équivoque : ‘«’ ‘ L’auteur demande qu’il n’y ait plus ni bouchers ni tripiers dans les rues […] ce que la législation actuelle ne permet point puisque le contraire est autorisé par une ordonnance royale qui a été suivie de règlements spéciaux’ 562  ». Quelle solution le pouvoir sut-il trouver pour que les professionnels de la viande continuent d’exercer sans répandre dans les rues sang et tripailles ? Avant de cacher les activités de transformation de l’animal, le bon sens voulut qu’on éloignât des centres l’animal lui-même. Préoccupation ancienne qui faisait du prestige un élément incontournable : avec l’embellissement apporté à la place des Terreaux au XVIIe siècle, le marché aux chevaux fut contraint de migrer à Bellecour ; la place emblématique de la ville ne put l’accueillir indéfiniment et il glissa lentement vers le quartier Perrache 563 . En un siècle et demi, du nord au sud, ce marché traversa la ville.

Une fois vendu, l’animal était transformé. Les opérations que cela demandait étaient reléguées dans des intérieurs clos. Afin d’éviter la multiplication des tueries particulières, on utilisa jusqu’en 1840 les quatre grandes boucheries établies en centre ville. Le sang et les restes d’animaux devaient quitter au plus tôt l’espace urbain et, tout comme les eaux usées des teinturiers, étaient jetés dans le Rhône ou dans la Saône. L’environnement n’était pas, comme aujourd’hui, compris dans sa globalité ; il fallait avant tout se débarrasser de ce qui gênait la ville et peu importait que d’autres communes en fissent les frais. Bien vite, cacher en plein cœur ne suffit plus et les marges remplirent leur office de déversoir de ce que le centre ne tolérait plus, en accueillant les abattoirs à Perrache en 1840 et à Vaise en 1858. Dans le même temps, le marché aux bestiaux passa de Saint-Just à Vaise. Les animaux tués aux abattoirs du faubourg épargnaient ainsi aux Lyonnais l’horreur d’un parcours en ville. En revanche, la moitié des têtes se dirigeaient toujours sur Perrache trois fois par semaine. Le problème n’était que partiellement réglé 564 . Au moins avait-on délivré des jours et des heures spécifiques pour faire entrer les animaux en ville et tenté de faire cesser l’habitude d’opérer les transactions sur le parcours. Surtout, en 1854, sur le modèle parisien, il fut décidé de supprimer les entraves et les ligatures des veaux parcourant la ville 565  ; en 1855, cette disposition fut étendue aux moutons et aux chevaux.

Tout ce qui encombrait la rue, mais qui était indispensable, passa sous la coupe sévère de la normalisation. La multitude des petits métiers urbains était visée car, n’ayant pas péri avec l’Ancien Régime, ils gênaient encore. Les marchés, désormais organisés, durent libérer les espaces du centre ville. La place des Terreaux, ‘«’ ‘ ornée des deux principaux édifices de la ville n’est pas un emplacement convenable pour servir de marché et encore moins d’entrepôts aux voitures qui amènent des combustibles’ 566  ». Les marchés restaient dans le centre pour qu’ils fussent à portée des habitants de tous les quartiers ; toutefois, on décida de les déplacer légèrement vers le sud de la Presqu’île qui finit par devenir aussi une hétérotopie. Ces décisions tendaient à rationaliser l’espace et à éviter les encombrements. Il y avait, par exemple, deux marchés aux planches, l’un aux Cordeliers pour les vendeurs venant du nord de Lyon et l’autre place Louis XVIII pour ceux en provenance du sud et de l’ouest. Mais le véritable changement eut lieu à partir des années 1870 où des marchés de quartier furent créés, désengorgeant ainsi nettement le centre 567 . S’ils étaient encore tolérés sur la Presqu’île, il fallait qu’ils offrissent un spectacle digne d’une hygiène élémentaire : les marchands devaient exposer la viande sur des linges blancs propres et les poissons sur des blocs de pierre ou de bois, il leur était interdit de saigner ou plumer des volailles sur place 568 . On alla même jusqu’à fixer les prix, quasiment rue par rue, que les commissionnaires devaient demander aux maisons qu’ils livraient 569 . Les décrotteurs furent eux aussi soumis à des règlements précis stipulant, sous la Restauration, que seuls les infirmes et les enfants étaient autorisés à exercer cette profession à condition de se placer sous la surveillance des policiers et des curés de paroisse 570 . Pour preuve de leur reconnaissance officielle, ils portaient des médailles, tout comme les crocheteurs tenus à s’organiser en compagnies avec syndics et adjoints 571 .

Certes, les réglementations étaient un moyen de régulation, de lutte contre les étals « sauvages ». Néanmoins, cela allait plus loin encore. On pensait, en marquant les individus, pouvoir mieux les surveiller. L’exclusion n’était pas seulement spatiale – enfermement entre quatre murs ou dans un faubourg – elle était également symbolique. Au-delà des revendeurs et autres petits métiers, la marque signifiait l’appartenance à une catégorie jugée dangereuse. En 1813, le maire de Lyon développa l’idée selon laquelle obliger les revendeuses à porter une médaille était immédiatement utile à la police des marchés et que, à long terme, une surveillance des populations basée sur ce principe était l’objectif à atteindre. Le port de la médaille signifiait, selon lui, la force et la constance d’un pouvoir capable d’empêcher l’indépendance et l’insubordination populaires 572 .

Notes
561.

Sur la nuit, comme temps du refoulement de certaines activités, cf. Simone DELATTRE, Les douze…, op. cit., pp. 205-259.

562.

ADR, 4 M 376, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 16/11/1825.

563.

Olivier ZELLER, « L’animal… », art. cit., pp. 549-550.

564.

Ce ne fut qu’en 1887 qu’on commença à utiliser des bétaillères. Cf. Olivier FAURE, « Le bétail… », art. cit., p. 559. Voir également Michel BOYER, Les métiers…, op. cit.

565.

AML, I1 242, Arrêté préfectoral du 14/12/1854.

566.

Id., Ordonnance de police municipale, 06/12/1815.

567.

Cf. notamment AML, 1140 WP 1, Audiences de l’adjoint pour la police pour l’année 1871.

568.

AML, I1 242, Ordonnance préfectorale, 10/11/1854.

569.

Id., Rapport de l’inspecteur municipal du Vème arrondissement de Lyon au commissaire spécial de la police municipale, 06/11/1852.

570.

Id., Ordonnance de police municipale, 25/10/1817.

571.

Id., Ordonnance de police municipale, 03/02/1824.

572.

ADR, 4 M 517, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 14/04/1813.