L’inutile indispensable, de la lente dissimulation à la suppression

Certains aspects de la société urbaine revêtaient un caractère d’inutilité totale pour des élites qui ne purent pour autant se résoudre à les éliminer, tant ils étaient importants aux yeux du peuple. Ils relevaient principalement de ses loisirs. On a pu approcher le dégoût des élites pour les corps nus d’un peuple avide de baignades. Très rapidement, les autorités définirent les lieux où le bain était autorisé 573  ; ils étaient volontairement limités car elles souhaitaient promouvoir les bains couverts proposant l’avantage de cacher les corps et de séparer les sexes (l’école de natation fut même interdite aux femmes). De plus, les critères de sécurité y étaient assurés par la présence d’un maître-nageur (alors appelé ‘«’ ‘ homme exercé dans l’art de la natation ’»). On cherchait à imposer le port du caleçon, jugé plus décent que la « braguette », simple morceau de toile et « précaution dérisoire ». Dans le même ordre d’idée, afin de pallier les dangers des deux « fleuves », des boîtes fumigatoires étaient disposées un peu partout à proximité des quais. Ce qu’on ne pouvait exclure totalement, on se contentait de le cacher, de le refouler dans un espace clos ou de l’expulser hors de la ville. On a beaucoup commenté le lieu de plaisirs qu’étaient les marges, des guinguettes des barrières parisiennes aux Charpennes lyonnais. Villeurbanne apparaissait comme un espace sur lequel les autorités n’auraient eu plus aucune prise : ‘«’ ‘ Les ouvriers de Lyon s’y portent en foule le dimanche et le lundi et s’y livrent à des orgies suivies ordinairement de délits ou d’atteintes à la tranquillité publique’ 574  ». Lieux de plaisirs éloignés du centre, les espaces ruraux qui constituaient et prolongeaient les périphéries étaient eux-mêmes des hétérotopies destinées à recevoir les amusements du peuple. Les représentations et la peur du pouvoir étaient légitimées (il était question d’orgies) mais le mal, relégué à distance, n’était plus dans le centre-ville. Et puisque le peuple avait tant besoin de se défouler, qu’il allât loin des belles avenues, qu’on lui octroyât une vaste prairie dans la campagne proche pour sa débauche – peu importe, du moment qu’il revenait calmé dans la cité.

Une semblable logique empêcha la suppression du spectacle de l’exécution capitale. Au XIXe siècle, l’exemplarité était déjà une vieille utopie et les élites voulaient en finir avec la foule d’échafaud. Rien de plus simple pour elles en apparence. Détenant le pouvoir, il leur suffisait de voter la suppression de la publicité. Plusieurs propositions de loi allèrent en ce sens ; toutes échouèrent. Outre les irréductibles de l’exemplarité, les abolitionnistes – pourtant opposés à la foule – votèrent contre, refusant une guillotine dissimulée, encore plus abjecte à leurs yeux. Les autorités employèrent alors une double méthode afin de cacher ce que le peuple n’aurait su voir : éviter les incidents et se servir des forces de l’ordre pour décourager les curieux ; lentement cacher la guillotine, la priver de sa signification pour mieux pouvoir la supprimer.

Exécuter un condamné sur une place publique représentait un événement qui marquait la ville, tant symboliquement que physiquement. Pour le pouvoir, il était évident que cela nécessitait un minimum d’organisation et d’encadrement. Dans cette optique, deux points principaux étaient à privilégier : le trajet menant le condamné de la prison à l’échafaud et le lieu même de l’exécution. Le trajet 575 fut modifié à quatre reprises au XIXe siècle. Les trois premiers trajets partaient de la prison de Roanne. Le plus ancien mena, jusqu’en 1826, le condamné à la place des Terreaux en environ un demi-heure ; le deuxième alla, de 1827 à 1846, place Louis XVIII, également en trente minutes ; le troisième prolongea le précédent de quelques minutes en passant les voûtes de Perrache (1847-1855). Le quatrième fut de loin le plus court, évitant le centre de la ville et reliant la prison Saint-Paul au cours Charlemagne en cinq à dix minutes. Si les trois derniers trajets empruntaient toujours, à de légères variantes près, le même itinéraire, relativement large et d’accès aisé – par un des ponts de Saône et les quais –, celui menant aux Terreaux posa de multiples problèmes aux autorités. Que la charrette passât par la rive droite de la Saône ou la Presqu’île, et la voilà immanquablement prise dans un dédale de rues étroites et vétustes. En janvier 1821, organiser l’exécution de Lelièvre fut un exercice difficile à résoudre. L’affaire de ‘«’ ‘ Lelièvre dit Chevallier ’» avait eu un retentissement exceptionnel : un notable de la ville se retrouvait condamné à mort. Avec raison, le préfet redoutait une prodigieuse affluence pouvant générer de graves désordres et rendre impraticable l’itinéraire habituel. Des projets échafaudés, un fut retenu quelques heures seulement avant l’exécution : il privilégiait les rues les plus larges du centre-ville 576 . Ce qui n’était que mesure extraordinaire en 1821, ne tarda pas à devenir habituel, car même lors d’exécutions plus « banales » les petites rues ralentissaient la marche du cortège et provoquaient de nombreux incidents. Sécurité et prévention des accidents dictaient les décisions des autorités. C’est selon cette logique qu’il faut comprendre les modifications successives du lieu de l’exécution. Place des Terreaux, elle se trouvait en plein cœur de la cité ; place Louis XVIII, elle était à sa limite sud ; au-delà des voûtes de Perrache, elle était marginalisée. Le quartier sud de Perrache restait sans âme véritable, recevant les rejets de la ville, les abattoirs comme la guillotine. En 1883, celle-ci fut montée à Charabara, dans un paysage sordide, à l’angle du cours Charlemagne et d’un petit chemin sans nom. Onze ans plus tard, elle se retrouva coincée à un carrefour que bordaient deux casernes et la prison Saint-Paul ; le trajet fut cette fois-ci supprimé.

Plus que le choix du trajet, la question militaire provoqua une correspondance abondante entre les différentes autorités. Une partie de la ville, il est vrai, se retrouvait militairement quadrillée. Pour l’exécution de Lelièvre, la ville fut paralysée toute une matinée. Qu’on juge de l’ampleur des forces déployées : haie de troupes stationnant le long du trajet, lui-même parcouru par des piquets de gendarmerie, circulation interdite, ponts fermés ou étroitement surveillés, détachement escortant la charrette, postes de police et casernes militaires prêts à envoyer leurs hommes 577 . Là encore, ces mesures firent jurisprudence. Autant d’hommes déployés dans un si vaste espace réclamaient, pour être utilement employés, plusieurs commandements. Ainsi, à l’exécution de Dupuis en 1824, chaque commissaire de police, dont l’arrondissement était traversé par la charrette du condamné, avait une portion du trajet sous sa responsabilité 578 . Ce déploiement de forces était aussi impressionnant que rare ; rien de plus n’aurait été entrepris pour la venue du souverain. Au fil du XIXe siècle, les troupes disséminées le long du trajet disparurent peu à peu pour se concentrer autour de la prison et sur le lieu de l’exécution. Globalement, les effectifs augmentèrent régulièrement. Dans les années 1815-1830, la place des Terreaux était mal gardée (l’ordre régnait davantage sur le parcours), et jusque vers 1860, il n’y avait « que » quinze sergents de ville et une centaine de militaires autour de l’échafaud. En 1894, auraient été présents : deux escadrons de cuirassiers, un bataillon d’infanterie, deux pelotons de gendarmerie, quatre cents gardiens de la paix 579 . En organisant ainsi une exécution, les autorités se donnaient les moyens de surveiller et de contenir la foule. Mais cela se révéla vite insuffisant : pour lutter contre la foule, il fallait annuler le spectacle.

Peu à peu, les élites parvinrent à gommer les différents aspects d’une exécution qui, justement, en faisaient un spectacle. Dès 1812, répondant favorablement aux doléances du bourreau qui avait failli laisser échapper un individu condamné au carcan, les autorités décidèrent que les condamnés iraient au supplice en charrette et non à pied. Plus tard, au milieu du siècle, la charrette – qui laissait tout voir – fut remplacée par une voiture cellulaire – totalement fermée 580 . En 1832, il fut décidé de supprimer le dernier supplice : le parricide n’aurait plus le poing tranché avant d’être guillotiné (loi du 28 avril). Autant de mesures qui privaient les Lyonnais d’une bonne partie de leur spectacle mais qui ne l’annulaient pas. En revanche, lorsque, dans le courant des années 1840, les autorités décidèrent de faire exécuter les condamnés à l’aube, ce fut toute la mise en scène de la guillotine qui se trouva bouleversée. Auparavant, la majorité des exécutions avait lieu en fin de matinée, entre onze heures et midi. Y assister était d’autant plus naturel qu’elles se tenaient au centre de la ville, à un horaire où la population pouvait aisément se trouver au dehors. Guillotiner à l’aube – en réalité en pleine nuit – revint non seulement à supprimer toute possibilité de voir ce qui se passait, mais empêcha que les spectateurs fussent là naturellement.

Le 25 novembre 1870, un coup espéré fatal fut porté au spectacle et à la foule. Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du Gouvernement de défense nationale, ‘«’ ‘ considérant qu’aucune loi ne légitime de dresser les bois de justice sur une plate-forme élevée au-dessus du sol, de manière à transformer en un spectacle hideux l’expiation légale dont la publicité n’est pas mieux garantie, tandis qu’il en résulte les plus grands inconvénients pour le transport et l’érection des bois ’» 581 , décida la suppression de l’échafaud. La volonté du pouvoir était à peine voilée : c’était à la foule qu’il s’en prenait. Sans échafaud, il n’y avait définitivement plus rien à voir. Pour ceux qui, malgré tout, auraient continué de se rendre sur le lieu du supplice et se seraient approchés trop près de la guillotine, les forces de l’ordre étaient là pour les tenir à distance respectable. En 1894, elles n’hésitèrent pas à barrer les rues menant à l’exécution.

Le pouvoir mit tout en œuvre pour que plus personne n’eût envie de se déplacer : rien à voir, rien à espérer. Pour assurer sa victoire, une ultime tactique fut mise sur pied, consistant à retarder au maximum le temps séparant la condamnation de l’exécution. Jouer sur la lassitude de la foule s’avéra payant. Le 11 février 1873, la foule, bien que mobilisée depuis six jours, était immense pour la probable exécution de Perret et Vuilliard. Le 14, jour véritable du supplice, beaucoup, lassés et n’y croyant plus, ne se déplacèrent pas.

Tous ces changements cherchaient à brouiller la lisibilité de l’exécution, affaiblissant considérablement ses paysages visuel et sonore (la nouvelle guillotine se montait sans bruit et le son de la lame s’étouffait sur un boudin amortissant le choc). Comme les cimetières avant elle, concurremment avec le sang des bêtes, la guillotine était aussi exclue du centre de la ville et reléguée dans ses marges.

Notes
573.

Pour ce qui suit, cf. ADR, 4 M 151, Ordonnance de police municipale, 08/06/1819.

574.

AML, 4 WP 54, Lettre du préfet du Rhône au maire de La Guillotière, 22/08/1825.

575.

Voir annexe n° 5.

576.

AML, I3 216, Lettres du préfet du Rhône au maire de Lyon, 19 et 27/01/1821.

577.

Id., Lettres du préfet du Rhône au maire de Lyon, 19 et 21/01/1821.

578.

Id., Lettre du maire de Lyon au procureur général, 09/03/1824.

579.

Le Courrier de Lyon n° 30, 30/01/1894. Le Lyon Républicain (n° 5694 du 30/01/1894) dénombra un total de 1 500 militaires.

580.

A peu près à la même époque, un arrêté préfectoral du 17/11/1859 (AML, I5 11) ordonna que les transports des viandes de boucherie se fissent à l’aide de véhicules fermés « […] de telle façon que la vue de la viande sanguinolente ne puisse blesser les regards du public ». Cité dans Isabelle SEUX, L’animal facteur d’insalubrité à Lyon sous le Second Empire, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1991, f° 48.

581.

Cité par Jacques DELARUE, Le métier de bourreau du Moyen Age à aujourd’hui, Paris, Fayard, 1979, p. 294.