L’inutile supprimé

Ce qui était jugé inutile et qui pouvait sans difficulté aucune être exclu de la ville, les autorités ne se gênèrent pas pour le faire disparaître ; les chiens, les ambulants, les vagabonds et les mendiants furent désignés comme des anomalies à supprimer.

Autant les bêtes destinées à être consommées ou travaillant pour l’homme étaient essentielles à l’économie urbaine, autant les chiens – à moins de seconder les toucheurs – apparaissaient comme une scorie 582 . La lutte contre les chiens errants fut dès l’époque moderne une préoccupation incontournable de la municipalité. Pour se débarrasser d’eux, les autorités se servaient de viandes empoisonnées. Malgré le choc que provoquait la vue de cadavres en décomposition sur certaines sensibilités, la technique de l’empoisonnement fut conservée car terriblement efficace (des employés des services municipaux de nettoiement devaient ramasser le plus tôt possible les corps des chiens restés morts sur la voie publique). Notons que pour éviter que des chiens domestiques fussent empoisonnés, leurs maîtres devaient les tenir en laisse, muselés et portant médaille 583 . Une fois encore, en plaquant la notion de propriété, le pouvoir cherchait à faire du maître un homme responsable. Si un chien, domestique ou errant, était intercepté par des surveillants après 22h, il était immédiatement abattu ; on retrouve la logique suivant laquelle tout individu appréhendé de nuit était susceptible d’être arrêté. De jour, les chiens domestiques capturés étaient regroupés et gardés pendant 48h à l’école vétérinaire avant d’être abattus s’ils n’étaient pas réclamés par un éventuel propriétaire. La collusion des individus en marge et des chiens, deux figures à combattre pour le pouvoir, était telle dans les esprits qu’un article surréaliste d’une ordonnance stipulait que ceux qui touchaient des secours des bureaux de bienfaisance n’avaient pas le droit de posséder un ou plusieurs chiens – à moins d’être aveugles 584 . De façon plus logique, il était interdit de posséder un nombre tel de chiens que la salubrité et la tranquillité du voisinage en eussent été compromises. Cela est à relier à la collusion de l’ordure et du vagabond relevée par Alain Corbin ; les réformateurs du XIXe siècle souhaitaient évacuer ‘«’ ‘ les puanteurs de l’immondice et l’infection sociale ’» et, guidés par leur souci de rendement total et leurs volontés fonctionnalistes, ils allaient même plus loin en proposant la récupération des déchets par les déchets sociaux 585 .

Si les chiens embarrassaient la ville, les marchands ambulants et autres vendeurs de rue l’obstruaient et la défiguraient. Ils firent les frais de la politique d’assainissement des élites qui menaient une lutte draconienne contre ceux qu’elles assimilaient à des étrangers puisqu’ils n’étaient pas propriétaires d’un fond de commerce. Assez tôt dans le siècle, des ordonnances sévères furent prises à leur encontre. Un projet visant à les obliger de payer une patente fut même proposé avant d’être en partie rejeté – les pauvres étalagistes ne pouvant s’acquitter d’une telle dépense 586 . Des places fixes leur furent assignées ; ils étaient expulsés des rues au profit des quais et places de la ville. On réglementa même la dimension des échoppes : 2m de haut, 1m de large et 0,80m de profondeur 587 . Celles-ci devaient être démontées et enlevées tous les soirs. Derrière le combat contre les marchands à la sauvette se cachait une lutte de plus grande envergure contre le vagabond et le mendiant 588 . Evidemment, contrairement au chien, leur élimination était symbolique. Les indésirables étaient pour une minorité d’entre eux replacés dans le droit chemin ou, plus souvent, renvoyés dans leur pays d’origine, mis en prison ou retenus dans des centres spéciaux. La fourrière pour le chien, l’hospice pour le mendiant et l’asile pour le fou relevaient d’une semblable logique.

Un mot, à ce propos, au sujet de l’enfermement. Il n’est nullement question d’en faire ici l’histoire– ce qui a déjà été excellemment fait 589 – mais de rappeler quelques points fondamentaux en relation avec le quadrillage. A commencer par les ‘«’ ‘ sept maximes universelles de la bonne "condition pénitentiaire" ’» : remodelage du comportement, isolement selon divers critères (âge, sexe, types de délit commis…), modulation des peines, travail comme agent de la resocialisation, éducation, contrôle de suivi après la sortie de prison 590 . Nous n’évoquerons donc pas davantage la prison mais aborderons deux types d’établissement de mise à l’écart, le dépôt de mendicité et l’asile psychiatrique 591 . De toute évidence, l’ensemble de ces centres fermés avait une même vocation, fonctionnant en deux temps. Le premier consistait à retirer de la vie sociale des éléments gênants ; le fou était mené à l’asile la plupart du temps sur décision policière, tandis que la mendicité se voyait reconnue comme étant un délit. Le second visait à la réintégration de ces mêmes individus à la société, par un travail et si possible par une prise en charge extérieure. Quiconque était susceptible de pouvoir compter sur une connaissance, par exemple pour l’insérer dans le monde du travail, pouvait bénéficier d’une mise à l’essai 592 . Le dépôt de mendicité était emblématique du primat de la charité indirecte dont la mission rééducatrice passait par la moralisation des pauvres grâce au travail : ‘«’ ‘ [il] n’est pas institué seulement pour renfermer des mendiants et leur donner exactement la nourriture nécessaire à l’existence ; mais il doit encore influer d’une manière heureuse sur leurs habitudes et sur leurs inclinations. Il faut, s’il est possible, qu’ils y perdent ce goût de l’oisiveté, le plus corrupteur de tous ; qu’ils y apprennent, par l’accumulation des salaires qu’ils ont gagné, qu’un travail assidu peut mener au bien-être, et n’entraîne pas après lui les infirmités qui suivent une vie oisive et licencieuse’ 593  ». L’assistance gratuite n’était pas encore à l’ordre du jour, il fallait inévitablement une contrepartie 594 . Pas de répit alors pour ceux qui ne s’alignaient pas sur la norme. Donner l’aumône sans rien obtenir en retour revenait à encourager le vice. Seule une activité permettait d’être à nouveau placé dans le schéma fonctionnaliste d’une société productive. Entre les murs, les hommes jardinaient et remplissaient certaines tâches ménagères ; fabriquaient et réparaient les habits et les chaussures ; s’occupaient des cartons utiles à la fabrique des étoffes de soie, du tri des plantes et drogues médicinales ; avaient en charge la préparation des cadres pour les filatures de coton. Les femmes, de leur côté, travaillaient à la cuisine et à l’infirmerie, réparaient le linge du dépôt, faisaient un peu de couture, dévidaient la soie et triaient les matières médicinales. Au Vinatier, il s’agissait des mêmes activités mais le travail à la ferme attenante à l’asile occupait prioritairement les plus capables. La religion était primordiale dans l’optique d’une entreprise de moralisation – au cœur de l’asile fut édifiée une église. Le temps religieux venait rythmer les journées alternant avec l’autre rythme essentiel, celui du labeur. Par exemple, à l’hôpital de la Charité, les enfants abandonnés étaient mis au travail et devaient assister le dimanche à des conférences destinées à fortifier leur sentiment religieux 595 .

Au bout du compte, l’exclusion que demandait le quadrillage n’était finalement que temporaire en ce qui concernait les hommes – du moins dans son principe. Il faudrait analyser finement les retours à la vie sociale ; il est difficilement pensable qu’ils eussent été couronnés de succès. A l’image de la prison, le dépôt de mendicité fabriquait des individus stigmatisés par l’institution et destinés à y retourner. Certains devaient passer du dépôt à la prison, de la prison à l’asile, etc. Pour répondre à un telle problématique, il faudrait étudier des parcours sur le temps long, ce qui est peu aisé au vue des sources. On peut cependant émettre l’hypothèse que, dans la plupart des cas envisagés, la désocialisation était le lot commun 596 .

Tous ces exemples illustrent à merveille la cohérence spatiale du quadrillage qui correspondait à une logique des agrégats insalubres. Le quartier qui accueillait un abattoir ou l’échafaud ne pouvait accueillir une population résidentielle aisée ; les usines s’y installaient à la place, les logements ouvriers s’organisaient autour. L’image noire du faubourg marginal ne disparut pas : au lieu d’être la copie détériorée du centre, il en était l’antithèse ; au lieu d’apparaître comme un no man’s land totalement indépendant, il était désormais contrôlé par le pouvoir qui jouait avec les déviances. A l’intérieur même des hétérotopies, au cœur de ce qui était refoulé, le pouvoir inscrivait des ‘«’ ‘ exigences normatives’ 597  » – ce qu’illustre à merveille la maison de tolérance.

Notes
582.

L’ordonnance de police municipale du 18/06/1817 portait le titre explicite de « Destruction des chiens errants » (AML, I1 260).

583.

La première ordonnance allant dans ce sens daterait du 30 avril 1788. Cf. Olivier ZELLER, « L’animal… », art. cit., p. 551.

584.

AML, I1 260, Ordonnance de police municipale, 12/10/1836.

585.

Alain CORBIN, Le miasme…, op. cit., pp. 109 et 137.

586.

ADR, 4 M 151, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 23/10/1830.

587.

AML, I1 269, Ordonnance de police municipale, 06/11/1822.

588.

Cette lutte est certainement l’une des plus anciennes que la ville eut à mener. En 1530, il était prévu que « […] le courrier ou son lieutenant marchera jour et nuyt par la ville et des vagabonds qu’il trouvera et gens sans aveu, les chassera de la ville avec inhibitions de non retourner, jusques à peine de bannissement [sic] ». Cité dans Cécile BLANC, Lyon de la «  grande rebeine » à la fondation de l’aumône générale temporaire, 1529-1531, DES d’histoire dirigé par M. Richard Gascon, Lyon, Université de Lyon, sd, f° 121.

589.

Outre le Surveiller et Punir de Michel Foucault et de nombreux travaux de Michelle Perrot (L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire, Paris, Seuil, 1980, 319 p. ; Les ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIX e siècle, Paris, Flammarion, 2001, 428 p.), citons l’ouvrage majeur de Jacques Guy Petit (Ces peines obscures. La prison pénale en France (1789-1870), Paris, Fayard, 1990, 749 p.) et, pour le contexte lyonnais, l’article de Claire Borjon (« L’espace carcéral lyonnais de 1800 à 1860 », Cahiers d’histoire, n° 1, 1994, pp. 37-58).

590.

Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., pp. 314-315.

591.

Les mendiants lyonnais connurent d’abord le dépôt de la Quarantaine avant d’être transférés au nouveau dépôt des Chazeaux à la fin du règne de Charles X. En 1860, un dépôt fut ouvert à Albigny, en pleine campagne. Ce même modèle rural servit à l’édification de l’asile du Vinatier dans les années 1870 sur les terres de la commune de Bron.

592.

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Jean-Christophe VINCENT, « Hospitalité vécue/Hospitalité subie. Regard sur l’enfermement psychiatrique (les femmes à l’asile psychiatrique du Vinatier (Rhône), 1875-1939) », Rapport final pour le plan Hospitalité/Ministère de l’Equipement, juillet 2000, 26 p.

593.

AML, I444, Procès-verbal de l’assemblée tenue le 15 février 1833 par MM. Les souscripteurs fondateurs du dépôt de mendicité pour le renouvellement partiel des membres du conseil d’administration, Lyon, Brunet, 1833, p. 9. Le conseil d’administration se composait de trois négociants, trois fabricants, un notaire, un médecin, un rentier et un propriétaire.

594.

Ainsi les hospices de vieillards, peu nombreux, avaient fort mauvaise réputation car les pensionnaires étaient inutiles non seulement à la société mais à l’institution. Le rôle des autorités n’étaient absolument pas de prendre en charge la vieillesse ; cela était du ressort des familles – les hospices étant jugés coupables de donner « un dangereux exemple pour les mœurs et la piété filiale », Archives des Hospices civils de Lyon, Registres des délibérations, vol. 1, délibération du 15 floréal an X.

595.

Claude DUFOUR, L’assistance à Lyon de 1838 à 1851, DES d’histoire, Lyon, Université de Lyon, sd, f° 151 et 165.

596.

Michelle PERROT, « Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXe siècle », Annales ESC, n° 1, janvier-février 1975, pp. 67-91.

597.

Voir l’exemple des abattoirs dans Jean-Christophe VINCENT, « La mise à mort des animaux de boucherie : un révélateur des sensibilités à l’égard des bêtes à l’époque contemporaine », Cahiers d’Histoire, n° 3-4, 1997, pp. 613-637.